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FRÉDÉRIKA BREMER

Sudistes s’étaient emparés d’elle, l’avaient fêtée, complimentée, avaient lu ses livres ; comment conserver son impartialité de jugement devant d’aussi puissantes influences ? Un écrivain peut-il dénoncer au monde les gens qui admirent ses ouvrages ? Aussi a-t-on dit avec assez d’à-propos qu’elle combat l’esclavage lorsqu’elle est dans les provinces anti-esclavagistes, et qu’elle critique par contre les gens du Nord lorsqu’elle se trouve dans les États du Sud. Se laissant persuader que la situation des esclaves est moins lamentable qu’elle ne l’avait cru, elle cherche même à la justifier par des arguments trop faibles pour mériter une discussion que l’abolition de cette coutume inhumaine a heureusement rendue inutile.

Le livre de Mlle Bremer sur les États-Unis contient fort peu de ces belles descriptions qui donnent tant de charme à ses romans. Elle voyageait par malheur en philosophe, et non en admiratrice de la nature, et les questions sociales l’ont absorbée au point de l’empêcher de voir les sites magnifiques qu’elle traversait. Cependant elle parcourut la plus grande partie du continent américain ; elle alla par terre de New-York à la Nouvelle-Orléans, vit la vallée du Mississippi, la contrée des lacs, le Canada, l’île de Cuba ; mais elle ne dit presque rien de ces paysages sublimes, gracieux ou pittoresques, qui durent passer sous ses regards. Le majestueux Niagara lui-même l’émeut à peine ; l’immense étendue des prairies ne fait aucune impression sur son imagination. Il faut le regretter, car, surtout dans un pays comme l’Amérique, les questions sociales ont vite fait de changer de face, et les opinions de Mlle Bremer n’ont déjà plus aucune actualité. La nature seule conserve son caractère ; le Niagara verse toujours sa nappe d’eau géante dans le Saint-Laurent, et les prairies sans fin se déroulent toujours sans que le pied de l’homme les ait foulées.

Ce défaut qu’on doit reprocher à la Vie domestique en Amérique n’apparaît pas dans le second ouvrage de Mlle Bremer : Deux Ans en Suisse et en Italie. On y retrouve ce vif sentiment de la nature, cette passion du beau qu’on a droit d’attendre d’une femme qui avait l’imagination d’un poète, sinon le talent poétique. Dès le premier chapitre ou la première station, comme elle les intitule, nous trouvons un tableau plein de couleur et de puissance, que la plume de l’artiste semble s’être complu à tracer. C’est la vallée de Lauterbrunnen (les Eaux bruyantes).