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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

encore avant d’atteindre la base, qui, par une illusion d’optique, nous paraissait rapprochée, et que de là trois heures de marche au moins étaient nécessaires pour arriver jusqu’au sommet. Il semblait peu praticable de passer la nuit sur la neige à cette hauteur, où la respiration même est si pénible, et avec un froid glacial qui menaçait de geler nos membres endoloris. D’ailleurs les guides prévoyaient unanimement un orage violent pour la soirée. « Que faire, répétaient-ils, sans abri, sans couvertures, sans feu, sans boissons chaudes (la provision de café était épuisée), au milieu de ces glaces ? » Je leur donnais intérieurement raison, mais il m’était pénible de ne pas arriver au but, qui avait l’air d’être voisin. Comme je ne me résignais pas à me ranger à leur avis, Almer se leva, et déposant l’échelle à mes pieds : « Adieu ! dit-il avec énergie, je vous laisse ; car ma conscience d’honnête homme me défend de prêter la main à un péril que je sais inévitable. »

« Je le rappelai, et me levant à mon tour : « Eh bien ! dis-je, les difficultés sont-elles aussi grandes pour l’ascension du Monch ? Le voilà à quelques pas de nous ; la brume ne le couvre pas : pourquoi n’irions-nous pas jusqu’au sommet ? » À ces paroles, l’étonnement fut général. Tout le monde se tourna vers la montagne que je désignais. La neige avait l’air d’y être solide, et je croyais impossible de rien trouver là de plus dangereux que tout ce que nous avions déjà traversé. Leur hésitation m’étonnait. « Mais savez-vous, me dirent-ils, que ce mont n’a jamais été escaladé ? — Tant mieux ! m’écriai-je, nous le baptiserons ! » Et, oubliant en un instant ma lassitude, je me remis à marcher d’un pas ferme. Pierre Jaun et Pierre Bohren, me voyant si résolue, s’emparèrent du drapeau, partirent en avant, et le plantèrent sur les plus hautes assises du Monch. Le drapeau était blanc, jaune et bleu, et le nom bien-aimé de la Valachie y était brodé en grandes lettres. Comme si le ciel eût favorisé nos désirs, les nuages se roulaient sur les monts d’alentour, ne laissant à découvert que la cime du Monch. Quoique la pente en fût plus raide que celle de l’Eiger, nous ne trouvâmes pas de difficultés beaucoup plus grandes. La neige était dure, et comme nous n’enfoncions pas aussi profondément, la marche était moins accablante. Nous nous tenions de manière à former une chaîne, et nous avancions en zigzag, stimulés par l’impatience d’arriver au sommet. Je ne voyais partout que des couches de neige