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COMTESSE DORA D’ISTRIA

sible de recourir au bras les uns des autres, de peur de nous entraîner mutuellement dans le gouffre. Au-dessous de nous, à plusieurs centaines de pieds, étincelaient les crevasses profondes du glacier, où se jouaient les rayons du soleil. Les vents froids qui soufflent des hauteurs glacées nous rafraîchissaient à peine le front. Nous étions en nage ; mais la gaieté, au lieu de diminuer, ne faisait que croître avec les dangers. Lorsque nous rencontrions du granit, l’allégresse redoublait, et les premiers qui y posaient le pied l’annonçaient aux autres ; là nous glissions moins ; nous pouvions, en nous aidant, nous tenir debout et marcher plus rapidement. Bohren cadet, qui était un des porteurs et le plus jeune de la troupe, continuait de chanter. Dans les moments périlleux, sa voix acquérait une vibration puissante. Il ne s’arrêtait jamais dans sa marche ni dans ses roulades, et ne se retournait point.

« La vue qui s’étendait sur la vallée et dont nous jouissions était magnifique. Nous apercevions les chalets du Grindelwald comme des miniatures semées sur de verts tapis. Les guides s’écriaient « Ah ! c’est du haut des cieux que nous contemplons nos femmes ! » Et nous continuions de monter, laissant au-dessous de nous les nuages, flottant partout comme des écharpes grises. À onze heures, nous nous arrêtâmes sur un promontoire où nous pouvions nous asseoir les uns à la suite des autres. La fatigue et la chaleur nous avaient tous épuisés, et personne ne bougea, excepté les deux Bohren, qui grimpèrent encore pour trouver du bois afin de préparer une collation. Une source cristalline, filtrant à travers les ronces et le marbre, murmurait tout près de nous. La végétation vigoureuse avait disparu ; on ne voyait que des graminées et des mousses, des genévriers, le serpolet et le thym qui parfumait l’espace, et des champs de rhododendrons pourpres, dont les feuilles métalliques se mêlaient aux noirs lichens. De loin en loin, quelques mélèzes rachitiques se dessinaient sur les neiges éternelles. Les Bohren apportèrent des broussailles, dont on alluma le feu, qui pétillait avec bruit. On fit bouillir de l’eau, et à ma grande stupéfaction ce furent des fleurs de rhododendrons et des fragments de genévrier qu’on entassa dans la chaudière. Mes compagnons m’assurèrent que cette espèce de thé était excellente et très saine. Comme j’avais très grand’soif, je bus avec avidité la boisson odoriférante, qui me parut exquise. On m’avait apporté aussi un gros bouquet de roses des Alpes ; j’en fis une guirlande dont j’entourai mon chapeau.