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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

l’Aigle, que la pluie tomba par torrents comme une trombe du déluge. J’élevai mon âme à Dieu. En ce moment la foudre éclata, les avalanches retentirent dans les montagnes et les échos répétèrent mille fois le bruit de leur chute. Les étoiles pâlissaient au ciel quand j’ouvris ma fenêtre ; les vapeurs couvraient l’horizon ; le vent impétueux les déchirait et les chassait dans les gorges, d’où descendent en éventail les masses informes des glaciers inférieurs, salies d’une noire poussière. De là s’échappent avec fracas les ondes de la Lutschine noire… Je fis aussitôt demander si les guides étaient arrivés et si nous pouvions partir. Pierre vint m’annoncer que cette journée devait être considérée comme perdue, que la brume nous empêcherait d’avancer dans les montagnes, et que la pluie de la nuit passée rendait impossible l’ascension des glaciers. Je me résignai avec peine et me soumis complètement à l’autorité des guides.

« Cependant l’orage de la veille, ces nuées épaisses qui donnaient aux Alpes un aspect plus formidable encore, les remontrances bienveillantes des pâtres qui habitaient cette vallée, tout réveilla dans le cœur de ceux qui devaient me conduire une hésitation facile à comprendre chez des hommes qui craignaient le poids d’une grande responsabilité. On essaya encore d’ébranler ma résolution… J’allai m’enfermer dans ma chambre. La solitude profonde où j’étais avait quelque chose de solennel. Devant mes yeux se dressait le Wetterhorn aux pentes escarpées ; à droite, les masses de l’Eiger ; à gauche, la grande Scheideck et le Faulhorn. Ces sombres montagnes qui m’environnaient, ce calme qui n’était troublé que par le bruit du torrent courant dans la vallée et par quelque rare avalanche, tout cela était vraiment grandiose, et je me croyais transportée dans un monde où rien ne ressemblait à ce que j’avais vu jusqu’alors. Mon esprit avait rarement joui d’une tranquillité aussi complète.

« Je n’eus pas la patience d’attendre le jour ; avant qu’il parût, j’étais déjà sur pied ; je déjeunai à peine, et je revêtis mon costume d’homme, auquel j’avais peine à m’habituer. Il fallut attendre jusqu’à huit heures pour se mettre en marche. Le soleil parut alors, et les montagnes se dégagèrent peu à peu de leur manteau de brume. Après m’être enveloppée d’un vaste plaid, je m’assis dans la chaise à porteurs, accompagnée de quatre guides, des quatre porteurs et d’une foule de paysans, parmi lesquels était un Tyrolien.