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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

On engageait Pierre à me raconter les dangers que je devais courir dans les glaciers ; à l’aide de longues-vues, on me faisait voir les précipices de la Jungfrau. Tous les manuels de voyageurs en Suisse gisaient sur ma table ; chacun m’en lisait les passages les plus effrayants et les plus propres à me décourager. Ma curiosité était, au contraire, tellement excitée par ces récits saisissants, mon impatience devint telle, que je brûlais d’être en route. Je ne songeais plus à rien qu’à ces déserts de neige qui couronnent la cime des hautes montagnes… Pierre alla présider aux préparatifs de l’expédition et faire préparer mon costume d’homme, composé d’un pantalon de laine rouge, noir et blanc, d’un habit boutonné descendant jusqu’aux genoux, d’un chapeau de feutre pareil à celui des montagnards, d’une paire de bottes larges et grossières. Les heures me semblaient si lentes ! Je craignais tant un événement capable de mettre obstacle à mes désirs, que j’écoutais à peine les questions qu’on me faisait sur les arrangements nécessaires… Enfin les guides du Grindelwald arrivèrent les premiers. Je poussai un cri de joie lorsque parurent Pierre Bohren, homme de petite taille, mais dont les membres étaient trapus, et Jean Almer, qui était grand et paraissait robuste. L’un et l’autre étaient des chasseurs de chamois renommés pour leur intrépidité. Ils me regardaient avec une attentive curiosité. Ils m’avouèrent avec la cordiale franchise particulière à ces vaillants montagnards, que leur expérience ne pouvait guère me servir pour l’expédition que j’entreprenais, car ils n’en avaient jamais essayé de pareille. Ils connaissaient pourtant les périls des glaciers ; chaque jour ils y exposaient leur vie ; mais Bohren, qui était allé plus loin, n’avait jamais dépassé la grotte de l’Eiger.

« Pour prendre une décision définitive, on attendit Hans Jaun, de Meyringen, qui avait accompagné M. Agassiz dans son ascension de la Jungfrau en 1841. Il arriva vers le matin et vint me trouver avec Ulrich Lauerer, de Lauterbrunnen. Celui-ci était grand comme Almer, mais semblait moins dispos ; je sus plus tard qu’il était encore souffrant d’une chute qu’il avait faite récemment dans une chasse. Hans Jaun était le plus âgé et le moins vigoureux de tous ; ses cheveux grisonnaient, ses paupières étaient bordées d’une ligne couleur de sang ; cependant il présidait l’assemblée. J’avais fermé la porte afin que personne ne troublât notre solennelle conférence. Les guides paraissaient méditatifs ; ils cherchaient à lire