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PRINCESSE BELGIOJOSO

fois sur cent. Votre hôte vous comble pendant votre séjour chez lui ; puis, si à votre départ vous ne lui payez pas vingt fois la valeur de ce qu’il vous a donné, il attendra que vous soyez sorti de sa maison, que vous ayez par conséquent déposé votre titre sacré de mouzafier, et il vous jettera des pierres.

« Il va sans dire que je parle de la multitude grossière, et non pas des cœurs simples et bons qui aiment le bien parce qu’ils éprouvent en le pratiquant une douce jouissance. Mon vieux muphti de Tcherkess est de ce nombre. Sa maison se compose, comme toutes les bonnes maisons de ces contrées, d’un corps de logis réservé aux femmes et aux enfants, d’un pavillon extérieur contenant un salon d’été et un salon d’hiver, enfin d’une ou deux chambres pour les domestiques. Le salon d’hiver est une jolie pièce, chauffée par une bonne cheminée, couverte de tapis épais, et passablement meublée de divans recouverts en étoffes de soie et de laine, distribués tout autour de l’appartement. Quant au mobilier du salon d’été, il se compose d’une fontaine jaillissante au centre de la pièce, et à laquelle on ajoute, selon que les circonstances l’exigent, des coussins et des matelas pour s’asseoir ou se coucher. D’ailleurs, ni fenêtres, ni portes, ni aucune barrière établie entre l’extérieur et l’intérieur. Mon vieux muphti professe une répugnance de bon goût pour le vacarme, le désordre et la malpropreté du harem. Le brave homme comprit que si une longue habitude n’avait pu le réconcilier avec ces inconvénients, ce devait être bien pire pour moi, nouvelle débarquée de cette terre d’élégance et de raffinement qu’on nomme ici le Franguistan. Aussi me déclara-t-il tout d’abord qu’il me cédait son propre appartement.

« Je détruis peut-être quelques illusions en parlant avec aussi peu de respect des harems. Nous en avons lu des descriptions dans les Mille et une Nuits, et nous sommes autorisés à croire que c’est dans ces mystérieuses retraites que l’on doit trouver rassemblées les merveilles du luxe, de l’art et de la magnificence. Que nous voilà loin de la vérité ! Imaginez des murs noircis et crevassés, des plafonds en bois, fendus par places et recouverts de poussière et de toiles d’araignées, des sofas déchirés et gras, des portières en lambeaux, des traces de chandelle et d’huile partout ! Moi qui entrais pour la première fois dans ces charmants réduits, j’en étais choquée ; mais les maîtresses de maison ne s’en apercevaient pas. Leur personne est à l’avenant. Les miroirs étant fort rares dans le pays, les