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Et notre hôte s’adressa alors au manciple :
« Puisque la boisson a soumis cet homme
à sa domination, sur mon salut,
je pense qu’il dirait mal son conte.
60 Car, que ce soit du vin, ou de la bière vieille ou fraîche
qu’il ait bu, il parle du nez,
et renifle fort, et enfin il a un rhume en la tète.
Il a aussi plus qu’il ne peut faire
pour se garder lui et son cheval du bourbier ;
et s’il tombe de son cheval tout à l’heure,
alors nous aurons assez à faire
à soulever son lourd corps d’ivrogne.
Dis-nous ton conte, de lui je n’ai cure.
Mais pourtant, manciple, sur ma foi, tu es bien imprudent
70 de lui reprocher ainsi ouvertement son vice,
un autre jour il pourra par aventure
te réclamer et te faire revenir au leurre[1] ;
je veux dire qu’il parlera de petites choses,
que, par exemple, il épluchera tes comptes,
qui ne seraient pas honnêtes, si l’on en venait à la vérification. »
— Oh ! (s’écria le manciple), ce serait un’grand malheur !
Il pourrait à son aise m’attirer dans le piège.
J’aimerais encore mieux payer le prix de la jument
qu’il monte, que d’engager cette lutte avec lui ;
80 je ne veux pas l’irriter, vrai comme Dieu m’assiste !
Ce que j’ai-dit, je l’ai dit pour rire ;
et savez-vous une chose ? j’ai ici dans une gourde
une gorgée de vin, oui da, et d’un fameux cru,
tout de suite vous allez voir une bonne plaisanterie.
Ce cuisinier eu boira, si je peux ;
sous peine de mort, il ne me dira pas non ! »
Et certes, s’il faut dire ce qui se passa,
dans ce vaisseau le cuisinier but ferme, hélas !
quel besoin en avait-il ? Il en avait bu bien assez déjà
90 Et quand il eut soufflé dans ce cor,
il rapporta la gourde au manciple ;
et de ce breuvage le cuisinier fut merveilleusement content,
et l’en remercia de telle façon qu’il put.

  1. Rappeler le faucon au poing par le moyen d’un leurre (c’est-à-dire ici : il s’arrangera pour te tenir en son pouvoir).