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Il semblait donc que tu avais un grand amour
pour le genre humain ; mais comment alors peut-il se faire
que tu crées de tels moyens pour le détruire,
qui ne font aucun bien aux hommes, mais rien que tourment ?
Je sais bien que les clercs diront, à leur guise,
par des arguments, que tout est pour le mieux,
quoique moi je ne puisse pas connaître les causes.
Mais ce Dieu, qui a fait souffler les vents,
qu’il garde mon seigneur ! voilà ma conclusion ;
890 aux clercs je laisse toute disputoison.
Mais plût à Dieu que tous ces rochers noirs
fussent enfoncés dans l’enfer, pour l’amour de mon ami !
Ces rochers tuent mon cœur de crainte. »
Ainsi disait-elle avec mainte larme pitoyable.

Ses amis virent que ce ne lui était plaisir
d’errer près de la mer, mais déconfort,
et résolurent de s’éjouer autre part.
Ils la mènent au bord des rivières et des sources
et aussi en d’autres lieux délectables ;
900 on danse, on joue aux échecs et aux tables[1].

Ainsi un jour, dès la matinée,
dans un jardin qui était tout près de là
où ils avaient fait leurs préparatifs
de vivres et d’autres provisions,
ils vont et s’amusent toute la journée.
Et c’était le sixième matin de mai,
lequel mai avait peint de ses douces averses
ce jardin, plein de feuilles et de fleurs.
Et l’industrie de la main de l’homme si curieusement
910 avait arrangé ce jardin, en vérité,
que jamais il n’y eut jardin de tel prix,
à moins que ce ne soit le paradis même.
L’odeur des fleurs et leur frais aspect
auraient fait s’alléger n’importe quel cœur
qui soit jamais né, à moins que trop grande maladie
ou trop grand chagrin ne le tint en détresse,
si plein était-il de beauté et de plaisance.

  1. Tables, vieux nom du trictrac.