Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/384

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rien que je craigne de perdre, sauf vous seul :
cette volonté est dans mon cœur et y sera toujours ;
510ni longueur de temps ni trépas ne l’en pourront effacer,
ni changer de place mon cœur. »

Le marquis fut heureux de cette réponse,
et cependant feignit de ne l’être pas :
fort sombres étaient son air et son regard
lorsqu’il se disposa à sortir de la chambre.
Bientôt après, à quelque temps de là,
il fit secrètement part de toutes ses intentions
à un homme qu’il envoya auprès de sa femme.

Ce confident était une sorte de sergent[1]
520qui s’était souvent montré fidèle
dans de grandes choses, et était aussi de ces gens qui peuvent
exécuter de mauvais desseins.
Le seigneur savait bien en être aimé et craint,
et lorsque ce sergent connut la volonté de son maître,
il pénétra à pas de loup dans la chambre.

« Madame (dit-il), il faut que vous me pardonniez
si j’exécute chose où je suis contraint ;
vous êtes si sage que vous savez fort bien
que les ordres d’un seigneur ne peuvent être éludés :
530on peut en gémir et s’en plaindre,
mais il faut nécessairement obéir à leurs exigences,
et c’est ce que je vais faire, sans plus de paroles.

Cet enfant, j’ai ordre de le prendre.»
Et il se tut ; mais il saisit l’enfant
méchamment, et avec l’air d’un homme
qui eût voulu le tuer avant que de partir.
Grisilde doit tout souffrir et à tout consentir :
douce et muette comme un agneau elle reste assise,
laissant ce cruel sergent faire sa volonté.

540Suspecte était la renommée de cet homme,
suspect son visage, suspectes aussi ses paroles,

  1. Comme en vieux français, serviteur, officier de justice ou homme d’armes,
    peut-être le dernier sens est-il ici préférable. Pétrarque dit : « unum suorum satellitum fldissimum sibi ».