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de placer un homme colérique en haut rang.
Il y eut jadis un podestat colérique,
nous dit Sénèque[1], durant la magistrature duquel
deux chevaliers partirent un jour pour une chevauchée,
2020et la fortune voulut
qu’un seul rentrât au logis, et l’autre pas.
Aussitôt le chevalier est amené devant le juge
qui lui dit : « Tu as tué ton compagnon,
et pour ce je te condamne à mort, sans rémission. »
Et il donne à un autre chevalier l’ordre suivant :
« Conduis-le à la mort, je te l’enjoins ».
Or il arriva que, comme ils étaient en route
pour le lieu où le condamné devait mourir,
le chevalier revint, que l’on croyait mort.
2030On se dit donc que le mieux à faire
était de les ramener tous deux devant le juge.
« Seigneur, (lui dit-on), le chevalier n’a pas tué
son compagnon : le voici devant vous tout vivant. »
« Vous allez mourir, (dit notre homme), sur ma vie !
je veux dire, l’un et l’autre, et tous les trois ! »
Et il s’adressa au premier en ces termes :
« Je t’ai condamné, il faut que tu meures de toute façon.
Et toi aussi[2] tu dois nécessairement perdre ta tête,
car tu es cause que ton compagnon meurt. »
2040Et au troisième chevalier il dit ces mots :
« Tu n’as pas fait ce que je t’ai ordonné. »
Et ainsi il les fît mettre à mort tous les trois.
    Le colérique Cambyse[3] était de plus ivrogne
et il mettait tout son plaisir à être barbare.
Or il advint qu’un seigneur de sa suite
qui aimait à moraliser vertueusement
lui parla un jour qu’ils étaient entre eux en ces termes :
« Un seigneur est perdu s’il a des vices,
et l’ivrognerie est une honteuse renommée
2050pour tout homme, et spécialement pour un seigneur.
Il y a bien des yeux et bien des oreilles

  1. De Ira, I, 16.
  2. Ceci s’adresse au deuxième chevalier.
  3. Chaucer a encore pris cette histoire, qui remonte à Hérodote, dans Sénèque,
    De Ira, 3, 14.