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Le conte du Semoneur

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Le Prologue du Semoneur[1].


  Le Semoneur se dressa haut sur ses étriers ;
il était si furieux dans son cœur contre le frère,
qu’il frémissait de colère comme la feuille du tremble.
« Messieurs (dit-il), je ne désire qu’une chose,
et je l’implore de votre courtoisie ;
1670puisque vous avez entendu ce faux frère mentir,
souffrez qu’à mon tour je dise mon conte !
Ce frère se vante qu’il connaît l’enfer,
et, Dieu le sait, ce n’est point grand merveille ;
frères et enfer ne se séparent guère.
Car, pardieu, vous avez souventefois ouï conter
qu’un frère fut ravi en enfer
certain jour par une vision, en esprit ;
et comme un ange le conduisait deçà delà,
pour lui montrer les peines qu’on y souffrait,
1680dans tout ce séjour il ne vit pas un frère ;
d’autres sortes de gens il en vit assez, dans les tourments.
Le frère s’adressa donc à l’ange en ces termes :
« Or çà (dit-il), beau sire, telle grâce est-elle départie aux frères,
qu’aucun d’eux ne vienne en ce séjour ? »
— « Oui-dà, repartit l’ange, des millions et des millions. »
Et il le conduisit jusqu’à Satan tout au fond.
« Or Satan (ajouta-t-il) a une queue
plus large que n’est la voile d’une caraque.
Sus, relève la queue, Satan (dit-il),
1690découvre ton cul, et fais voir au frère
où nichent les frères en ce séjour. »
Et devant le trou, sur une longueur de cinquante toises,
tout comme l’essaim des abeilles s’éparpille hors de la ruche,

  1. On ne sait où Chaucer a trouvé l’histoire contée dans ce prologue, mais il a sûrement eu dans la pensée l’enfer de Dante, dont il semble faire ici une adaptation populaire et grotesque.