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295si tu ne tiens tes yeux fichés sur mon visage
et si tu ne me dis : « Belle dame » en tous lieux ;
si tu ne fais encore une fête du jour
où je suis née, et moi vêtue de neuf et belle ;
si encore tu ne fais honneur à ma nourrice
300et à ma chambrière en mon appartement
et à tous les parents et alliés de mon père.
Ainsi vas-tu contant, vieux sac à menteries[1].
    Et encor, notre propre apprenti, Janequin,
pour ses cheveux frisés brillants autant qu’or fin
305et ce qu’il m’accompagne en guise d’écuyer,
tu as conçu de lui un injuste soupçon.
Je ne veux pas de lui, si tu crevais demain.
    Mais dis-moi donc ceci : Pourquoi cacher, que diable,
de ton coffre les clefs de peur que je n’y touche ?
310Eh, pardi, c’est mon bien tout autant que le tien.
Crois-tu que tu feras de ta femme une idiote ?
Non, non, par ce seigneur qu’on appelle Saint Jacques,
tu ne seras jamais, dusses-tu enrager,
et maître de mon corps et maître de mon bien.
315Tu t’en départiras, en dépit de tes yeux.
    De moi qu’est-il besoin t’enquérir et m’épier ?
Tu voudrais, que je crois, m’enfermer dans ton coffre !
Mais tu devrais me dire : « Femme, va où tu veux,
prends ton ébatement, je ne croirai nul conte :
320je vous sais, dame Alice, une épouse fidèle ».
Nous n’aimons pas celui qui prend soin et souci
du lieu où nous allons ; nous voulons être au large.
    Entre tous les humains il doit être béni
ce sage astrologien — voire Dom Ptolémée —
325qui dans son Almageste écrivit ce proverbe :
« Sur tous les autres hommes il s’élève en sagesse
qui ne se soucie point qui possède la terre ».
Tu dois par ce proverbe entendre ce qui suit :
Quand tu as suffisance, à quoi sert de songer
330quelle joyeuse vie peut bien mener autrui ?
    Certes, vieux radoteur, avec votre congé,
de mon bas vous aurez, la nuit, suffisamment.

  1. « Vieux baril plein de lie », dit la commère, avec un jeu de mots sur l’anglais lyes = lie et mensonges.