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et c’est pourquoi il faut bien que je garde mon âge
aussi longtemps que Dieu le voudra.
La mort même, hélas ! ne veut me prendre ma vie
je marche ainsi comme un captif sans repos,
et sur le sol qui est la porte de ma mère
730je frappe de mon bâton matin et soir,
et dis : « Chère mère, laisse moi entrer !
Vois comme je m’évanouis chair et sang et peau
Hélas, quand mes os seront-ils en repos ?
Mère, je voudrais que vous m’échangiez le coffre
qui est depuis longtemps en ma chambre[1],
oui-da ! pour un drap de haire où m’envelopper. »
Mais elle n’a pas encore voulu me faire cette grâce,
ce pour quoi ma face est toute pâle et flétrie.
Mais, messires, ce n’est point courtois à vous
740de parler à un vieil homme avec rudesse,
s’il ne vous manque en paroles ou en actions.
Dans la Sainte Écriture vous pouvez lire vous-même :
« Devant un vieillard à tête chenue
vous devez vous lever » ; aussi je vous donne ce conseil,
ne faites à un vieillard pas plus de mal maintenant
que vous ne voudriez qu’on en fît
à votre vieillesse, si vous durez jusque là ;
et Dieu soit avec vous, où que vous alliez à pied ou à cheval.
Pour moi, il faut que j’aille où je dois aller. »
750« Non pas, vieux rustre, pardieu tu n’iras pas,
(dit aussitôt l’autre joueur ;)
tu ne te partiras pas si facilement, par Saint Jean !
Tu parlais à l’instant de Mort, ce traître,
qui dans ce pays occit tous nos amis.
Je t’en baille ma foi, aussi vrai que tu es son espion,
dis où il est, ou bien il t’en cuira,
par Dieu et par le Saint Sacrement !
Car en vérité tu es d’accord avec lui
pour nous tuer tous, les jeunes gens, vieux voleur félon ! »
760« Eh ! bien, Messires, (dit l’autre,) si vous avez tel désir
de trouver Mort, tournez par ce chemin tortueux,
car dans ce petit bois je l’ai laissé, par ma foi,

  1. Le coffre placé au pied du lit où l’on mettait jadis ses plus beaux vêtements et ses choses précieuses.