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Enfin il ne s’en tient pas là ; il vivifie et rajeunit les descriptions convenues ou les généralisations antérieures en ajoutant des détails que lui fournit l’observation directe. Il superpose les traits individuels aux génériques ; il donne, même quand il peint le type, l’impression de peindre une personne unique, rencontrée par hasard. Ainsi va-t-il de son Meunier, de son Intendant, de la plupart de ses Ecclésiastiques, de son Aubergiste du Tabard, et surtout de ses deux femmes, la Prieure et la Bourgeoise de Bath. Cette combinaison des divers éléments est chez lui d’un dosage variable, extrêmement adroit sans qu’il y paraisse. Un peu plus de généralité, et ce serait le symbole figé, l’abstraction froide ; un peu plus de traits purement individuels, et ce serait la confusion où l’esprit s’égare faute de points de repère.

La vraisemblance est d’autant mieux obtenue que nulle trace d’effort ou de composition ne se révèle :

Ses nonchalances sont ses plus grands artifices.

Les détails semblent se succéder au petit bonheur : les traits de costume ou d’équipement alternent avec les notations de caractère ou de moralité. Cela paraît à peine trié et ordonné. Ajoutez que la naïveté des procédés rappelle sans cesse celle des peintres primitifs, par je ne sais quel air de gaucherie, par la raideur inexperte de certains contours, par une insistance sur des minuties qui fait d’abord sourire, par la recherche des couleurs vives et en même temps par l’unique emploi des teintes plates à l’exclusion des tons dégradés. La présentation des pèlerins est faite avec une simplicité monotone dont le plus rude artiste ne se contenterait pas aujourd’hui. Un à un, en des cadres rangés à égale distance l’un de l’autre, placés sur le même plan, et tous à la même hauteur, ils nous regardent tous de face. Les seules diversités extérieures consistent en deux toiles laissées vides (peut-être provisoirement) avec les noms seuls écrits au bas, celui de la Nonne qui sert de chapelaine à la Prieure, et celui du prêtre qui l’accompagne[1] ; ou bien

  1. Je dis le Prêtre et non les trois Prêtres. Voir la note du vers 164, p. 525.