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je crois qu’il était bien âgé de trente hivers,
et qui tous les tantôts venait en cet endroit.
Ce jeune moinillon qui portait beau visage,
s’était si bien lié avec notre marchand,
1220depuis qu’ils avaient fait première connaissance,
qu’en sa maison était tout autant familier
qu’il est possible à un ami de l’être.
Et pour ce que ce bon marchand,
et ce dit moine aussi dont je vous ai parlé,
étaient tous deux nés au même village,
le moine le tenait pour de son cousinage ;
pas une fois d’ailleurs l’autre ne lui dit non,
mais en était content comme un oiseau du jour,
car c’était à son cœur grande réjouissance.
1230Ainsi étaient unis d’éternelle alliance,
et chacun d’eux donnait au second assurance
d’une fraternité qui durât tous leurs jours.
Dom Jean était donnant, et prompt à la dépense,
savoir en ce logis, et plein de diligence
à faire à tous plaisir, n’épargnant point les frais.
Jamais il ne manquait donner au moindre page
de toute la maison ; mais selon leur degré,
faisait au maître et puis à toute la maisnie[1],
toutes fois qu’il venait, quelque honnête présent
qui les rendait aussi contents de sa venue
1240que le sont oiselets quand le soleil se lève ;
mais assez de ceci, car déjà il suffit.

Or arriva qu’un jour ledit marchand
décida d’apprêter tout son accoutrement
afin de s’en aller à Bruges la cité,
voulant y acheter un lot de marchandise.
Pour ce il envoya aussitôt à Paris
un messager, et fit prier Dom Jean
qu’il voulût bien venir, à fin de s’égayer
1250avec sa femme et lui, pendant un jour ou deux,
avant que de partir pour Bruges, en tous cas.
Ce noble moine donc, dont je vous entretiens,
eut du seigneur abbé, comme il voulait, licence,

  1. Maisnie, maisonnée, c’est-à-dire à tous les gens et serviteurs du lieu.