Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/163

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Tous les jours des pauvres sont mauvais. »
Prends donc garde, avant d’en arriver à ce point !

120 « Si tu es pauvre, ton frère te hait,
et loin de toi s’enfuient tous tes amis, hélas ! »
Ô riches marchands, vous êtes dans l’aisance, vous,
gens nobles, gens prudents quant à cela !
Vos sacs ne sont pas remplis d’as doubles
mais de six-cinq vous portant bonheur[1].
Vous pouvez bien danser joyeux à Noël !

Vous visitez du pays et veillez à vos gains ;
en gens sages vous connaissez tout l’état
130 des royaumes ; vous êtes pères de nouvelles
et de contes, tant de paix que de luttes.
Je serais à cette heure tout dépourvu de contes,
n’était qu’un marchand, il y a mainte année,
m’enseigna celui que vous allez entendre.



Le Conte de l’Homme de Loi[2].


Ci commence le conte de l’homme de loi.


En Syrie jadis vivait une compagnie
de marchands riches et avec cela sérieux et loyaux,
qui expédiaient partout fort loin leurs épices,
leurs draps d’or et leurs satins aux riches couleurs.
Leur marchandise était si avantageuse et si nouvelle

  1. Le double as était un coup de dés malheureux, tandis que le six-cinq était favorable au joueur du jeu de « hasard ».
  2. Le Conte de l’Homme de Loi, que la naïveté du récit et la division en stances permettent d’attribuer à la jeunesse du poète, est emprunté, comme le passage analogue de Gower dans sa Confessio Amantis, liv. II, à la Vie de Constance narrée en français vers 1334 dans sa Chronique Anglo-normande par Nicholas Trivet, Dominicain anglais du xive siècle. Certains motifs du conte, tels que la trahison de la seconde belle mère et le stratagème du meurtrier d’Hermengilde, se retrouvent dans le Pecorone de Ser Giovanni de Florence (1378) et dans la version anglaise des Gesta Romanorum. Chaucer suit d’assez près le texte français de Nicholas Trivet, mais en condensant certaines parties et en ajoutant des réflexions personnelles. Nous signalons en note les principales additions faites par Chaucer. — On peut prendre l’histoire de Constance pour l’allégorie du christianisme, des persécutions qu’il subit près des infidèles et des barbares, et de son triomphe final.