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complaisance qu’il avait sinon créé, du moins transfiguré la versification anglaise. Il l’avait trouvée crue et gauche, gênée par les exigences de la rime et le laissant voir, peinant pour atteindre à l’expression du sens, trop heureuse si elle y réussissait et n’osant encore porter plus haut son ambition, rarement capable de beauté, presque purement mnémotechnique. Très vite il avait employé le rythme à moduler, la rime à souligner, ses effets de tendresse ou d’humour. Il n’y aurait pas eu présomption de sa part à se considérer comme le premier artiste véritable en sa langue.

Toutefois la satisfaction avec laquelle Chaucer pouvait contempler son œuvre accomplie n’était pas entière et sans mélange. Il avait l’esprit trop critique, trop hostile à l’illusion, pour ne pas s’avouer qu’il n’avait encore été, avec tous ses dons, qu’un docte et habile écolier. La grande masse de ses écrits consistait après tout en traductions. Certaines de ces traductions étaient sans doute plus libres que les autres et il s’était çà et là ménagé des ouvertures par où exhaler un peu de ses goûts et de ses sentiments personnels. Mais il n’avait pas fait œuvre vraiment neuve. Peut-être même les changements qu’il s’était permis à tel poème célèbre, comme à cette histoire d’amour sensuel et d’infidélité féminine, Troïle et Cressida, tout en manifestant sa puissance propre, avaient-ils mis des disparates dans un ensemble primitivement harmonieux. Les mœurs anglaises s’y superposaient plutôt qu’elles ne s’y fondaient à celles de l’Italie. On avait ainsi la déconcertante inconséquence d’un tableau où un ciel inquiet du pays de Kent serait posé sur une chaude végétation napolitaine.

Encore, dans ce poème, qui restait son chef-d’œuvre jusqu’ici, Chaucer avait-il conduit l’entreprise jusqu’au bout. Mais, par deux fois au moins, il avait senti si promptement l’incompatibilité de son génie naturel avec celui de ses modèles qu’il avait lâché pied avant de gagner le terme. Tenté par la grande allégorie, selon la mode régnante, il avait imaginé sa Maison de la Renommée où il dirait la vanité des jugements humains et les caprices de la gloire. Il avait débuté avec verve, sur un vaste plan, pour s’arrêter à mi-chemin, découragé sans doute