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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

aïeux. Elle avait présidé les états de Bretagne, comme possédant une des neuf baronnies ; elle avait signé au traité des souverains, servi de caution à Clisson, et elle n’aurait pas eu le crédit d’obtenir une sous-lieutenance pour l’héritier de son nom.

Il restait à la pauvre noblesse bretonne une ressource, la marine royale : on essaya d’en profiter pour mon père ; mais il fallait d’abord se rendre à Brest, y vivre, payer les maîtres, acheter l’uniforme, les armes, les livres, les instruments de mathématique : comment subvenir à tous ces frais ? Le brevet demandé au ministre de la marine n’arriva point faute de protecteur pour en solliciter l’expédition : la châtelaine de Villeneuve tomba malade de chagrin.

Alors mon père donna la première marque du caractère décidé que je lui ai connu. Il avait environ quinze ans : s’étant aperçu des inquiétudes de sa mère, il s’approcha du lit où elle était couchée et lui dit : « Je ne veux plus être un fardeau pour vous. » Sur ce, ma grand’mère se prit à pleurer (j’ai vingt-fois entendu mon père raconter cette scène). « René, répondit-elle, que veux-tu faire ? Laboure ton champ. — Il ne peut pas nous nourrir ; laissez-moi partir. — Eh bien, dit la mère, va donc où Dieu veut que tu ailles. » Elle embrassa l’enfant en sanglotant. Le soir même mon père quitta la ferme maternelle, arriva à Dinan, où une de nos parentes lui donna une lettre de recommandation pour un habitant de Saint-Malo. L’aventurier orphelin fut embarqué comme volontaire sur une goëlette armée, qui mit à la voile quelques jours après.

La petite république malouine soutenait seule alors