Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t1.djvu/530

Cette page a été validée par deux contributeurs.
462
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Très inquiet d’être le gardien d’un homme dont l’affaire avait de la connexité avec le procès La Chalotais, M. des Fourneaux prétexta sa mauvaise santé, et il obtint qu’on le débarrassât de Bouquerel. Il n’en resta pas moins obsédé de terreur, à la pensée qu’il avait attiré sur sa tête la haine des partisans de Bouquerel et celle de tous les Chalotistes. Son régiment ayant quitté Rennes pour prendre ses quartiers à Blain, il fit là une grave maladie. Dans un accès de fièvre chaude, il courut chez une dame Roland de Lisle, et lui tint les propos les plus extravagants, disant qu’il était Jésus-Christ, et parlant en même temps d’un prisonnier d’État menacé d’empoisonnement.

Sur ces entrefaites vint de Blain à Rennes un jeune homme de dix-huit ans, Annibal Moreau, fils d’un procureur au Parlement et soldat au même régiment que des Fourneaux. Il raconta à sa mère la maladie du lieutenant et en fit, peut-être sans en avoir conscience, une véritable légende. Des Fourneaux, disait-il, avait dans son délire souvent parlé de poison ; il s’était dit circonvenu pour tuer un prisonnier ; enfin, pendant sa convalescence, un jour qu’il entendait lire le Tableau des Assemblées,[1] il avait frémi au nom de M. Clémenceau. Annibal Moreau, qui ne savait rien de Bouquerel, pas même son existence, s’était dit que le prisonnier dont le souvenir torturait des Four-

  1. Le Tableau des Assemblées secrètes et fréquentes des Jésuites et leurs affiliés à Rennes, était un libelle anonyme répandu par les partisans de La Chalotais. On y dévoilait les horribles détails de la grande conspiration « Jésuitique », tramée contre de « vertueux magistrats ». On y montrait les Jésuites préparant tout dans leurs assemblées clandestines, rédigeant les chefs d’accusation, sollicitant les témoins, dénonçant les parents, les amis, les conseils des accusés, choisissant les espions qu’ils voulaient distribuer dans toute la province. Une information fut ordonnée contre les auteurs, complices et distributeurs de l’écrit anonyme, aussi bien que contre ceux qui avaient pu former quelque part des assemblées illicites. Plus de cent témoins furent entendus. Pas un fait ne fut articulé qui pût donner créance aux affirmations de la brochure, et un arrêt ordonna que le Tableau des Assemblées fût « lacéré et brûlé ». — Voy. La Chalotais et le duc d’Aiguillon, par Henri Carré, professeur d’histoire à la Faculté des lettres de Poitiers, 1893.