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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Je commence par vous demander pardon, Monsieur, d’être obligé de dicter cette lettre à Pilorge, mon secrétaire, parce que le long voyage que je viens d’achever[1], quoiqu’il m’ait fait du bien, ne m’a pourtant point guéri de la goutte que j’ai à la main droite.

Je vous remercie mille fois, Monsieur, des peines que vous vous êtes données. Tout devait être difficile dans ma vie, même mon tombeau. Je suis presque affligé de la croix massive de granit ; j’aurais préféré une petite croix de fer un peu épaisse seulement, pour qu’elle résiste mieux à la rouille : mais enfin, si la croix de pierre n’est pas trop élevée, je ne serai pas aperçu de trop loin, et je resterai dans l’obscurité de ma fosse de sable, ce qui surtout est mon but. J’espère aussi que la grille de fer n’aura que la hauteur nécessaire pour empêcher les chiens de venir gratter et ronger mes os. Je tiens avant tout à la bénédiction du lieu sur lequel votre piété et vos espérances chrétiennes ont bien voulu veiller.

Le bruit qu’on a fait dans les journaux de mes dispositions dernières est parvenu jusqu’à Mme  de Chateaubriand ; vous jugez, Monsieur, combien elle en a été troublée. S’il était donc possible qu’il ne fût plus question de ma tombe, à laquelle le public ne peut prendre aucun intérêt, et que vous eussiez la bonté de faire achever le monument dans le plus grand silence, vous me rendriez un vrai service. J’ai déjà fait part de mes inquiétudes à M. L…, de Dinan, qui m’a envoyé de fort beaux vers sur un sujet qui nécessairement est fort pénible à ma femme.

Vos vers, Monsieur, n’ont point cet inconvénient. J’ai déjà parcouru le volume Aux amis inconnus[2]. J’y ai retrouvé la tristesse de nos grèves natives et ce charme qui m’a toujours rendu si chers les souvenirs et les vents. J’envie votre sort, Monsieur ; je voudrais dans votre Thébaïde, parmi les rochers, au bord des flots, entendre à la fin de ma vie

Ce chant qui m’endormait à l’aube de mes jours[3].

Je n’ai point encore eu l’honneur de voir le bienveillant compatriote que vous m’annoncez.

Agréez, je vous prie, Monsieur, avec l’expression de ma reconnaissance, la nouvelle assurance de ma considération très distinguée.

Chateaubriand.
Paris, le 4 septembre 1838.
  1. Chateaubriand venait de faire un voyage dans le Midi de la France.
  2. Épigraphe de la Thébaïde des Grèves.
  3. Vers du même recueil, extrait de la pièce intitulée : une Soirée de Février.