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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

tus en carrosse dérangeait un peu ma république de l’an de Rome 296. Le dictateur Washington pouvait-il être autre qu’un rustre, piquant ses bœufs de l’aiguillon et tenant le manche de sa charrue ? Mais quand j’allai lui porter ma lettre de recommandation, je retrouvai la simplicité du vieux Romain.

Une petite maison, ressemblant aux maisons voisines, était le palais du président des États-Unis[1] : point de gardes, pas même de valets. Je frappai ; une jeune servante ouvrit. Je lui demandai si le général était chez lui ; elle me répondit qu’il y était. Je répliquai que j’avais une lettre à lui remettre. La servante me demanda mon nom, difficile à prononcer en anglais et qu’elle ne put retenir. Elle me dit alors doucement : « Walk in, sir ; entrez, monsieur » et elle marcha devant moi dans un de ces étroits corridors qui servent de vestibule aux maisons anglaises : elle m’introduisit dans un parloir où elle me pria d’attendre le général.

Je n’étais pas ému : la grandeur de l’âme ou celle de la fortune ne m’imposent point : j’admire la première sans en être écrasé ; la seconde m’inspire plus de pitié que de respect : visage d’homme ne me troublera jamais.

Au bout de quelques minutes, le général entra : d’une grande taille, d’un air calme et froid plutôt que noble, il est ressemblant dans ses gravures. Je lui présentai ma lettre en silence ; il l’ouvrit, courut à la signature qu’il lut tout haut avec exclamation :

  1. Washington avait été nommé, en 1789, président de la République pour quatre ans. Réélu en 1793, il résigna le pouvoir en 1797.