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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

lon[1] et Bertier[2]. Tout le monde se retira des fenêtres ; j’y restai. Les assassins s’arrêtèrent devant moi, me tendirent les piques en chantant, en faisant des gambades, en sautant pour approcher de mon visage les pâles effigies. L’œil d’une de ces têtes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort ; la pique traversait la bouche ouverte, dont les dents mordaient le fer : « Brigands ! m’écriai-je plein d’une indignation que je ne pus contenir, est-ce comme cela que vous entendez la liberté ? » Si j’avais eu un fusil, j’aurais tiré sur ces misérables comme sur des loups. Ils poussèrent des hurlements, frappèrent à coups redoublés à la porte cochère pour l’enfoncer et joindre ma tête à celles de leurs victimes. Mes sœurs se trouvèrent mal ; les poltrons de l’hôtel m’accablèrent de reproches. Les massacreurs, qu’on poursuivait, n’eurent pas le temps d’envahir la maison et s’éloignèrent. Ces têtes, et d’autres que je rencontrai bientôt après, changèrent mes dispositions politiques ; j’eus horreur des festins de cannibales, et l’idée de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit.

  1. François-Joseph Foullon (1715-1789). Il était intendant des finances depuis 1771, lorsqu’il fut nommé contrôleur général le 12 juillet 1789, après la retraite de Necker. Le 22 juillet, il fut arrêté à la campagne par des bandits, conduit à Paris et accroché à la lanterne. Sa tête fut portée en triomphe au bout d’une pique.
  2. Louis-Bénigne François Bertier de Sauvigny (1742-1789), intendant de Paris. Il était le gendre de Foullon et périt le même jour que lui, massacré par la populace. Un dragon lui arracha le cœur et alla déposer ce débris sanglant sur la table du comité des électeurs. Sa tête fut promenée dans les rues.