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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

nuée par la bonne ; je vous en entretiendrai plus tard dans toute l’effusion de mon cœur. Je n’aurai à peindre que des talents qui ne consolent plus la terre. La mort de mon ami est survenue au moment où mes souvenirs me conduisaient à retracer le commencement de sa vie[1]. Notre existence est d’une telle fuite, que si nous n’écrivons pas le soir l’événement du matin, le travail nous encombre et nous n’avons plus le temps de le mettre à jour. Cela ne nous empêche pas de gaspiller nos années, de jeter au vent ces heures qui sont pour l’homme les semences de l’éternité.


Si mon inclination et celle de mes deux sœurs m’avaient jeté dans cette société littéraire, notre position nous forçait d’en fréquenter une autre ; la famille de la femme de mon frère fut naturellement pour nous le centre de cette dernière société.

Le président Le Peletier de Rosanbo, mort depuis avec tant de courage[2], était, quand j’arrivai à Paris, un modèle de légèreté. À cette époque, tout était dérangé dans les esprits et dans les mœurs, symptôme d’une révolution prochaine. Les magistrats rougissaient de porter la robe et tournaient en moquerie la gravité de leurs pères. Les Lamoignon, les Molé, les Séguier, les d’Aguesseau voulaient combattre et ne voulaient plus juger. Les présidentes, cessant d’être de vénérables mères de famille, sortaient de leurs sombres hôtels pour devenir femmes à brillantes aven-

  1. Chateaubriand écrivait cette page au mois de juin 1821 : Fontanes était mort le 17 mars précèdent.
  2. Il fut guillotiné le 1er floréal an II (20 avril 1794).