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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

lut tuer pour échapper aux supériorités du crime ; il se manqua : la mort se rit de ceux qui l’appellent et qui la confondent avec le néant[1].

Je n’ai connu l’abbé Delille[2] qu’en 1798 à Londres, et n’ai vu ni Rulhière, qui vit par madame d’Egmont

  1. Arrêté une première fois et enfermé aux Madelonnettes, ramené bientôt dans son appartement de la Bibliothèque nationale, mais placé sous la surveillance d’un gendarme, le jour où on avait voulu le conduire en prison, pour la seconde fois, Chamfort avait voulu se tuer. Il s’était tiré un coup de pistolet, qui lui avait seulement fracassé le bout du nez et crevé un œil. Il avait pris alors un rasoir, essayant de se couper la gorge, y revenant à plusieurs reprises et se mettant en lambeaux toutes les chairs ; enfin cette seconde tentative ayant manqué comme la première, il s’était porté plusieurs coups vers le cœur ; puis par un dernier effort, il avait tâché de se couper les deux jarrets et de s’ouvrir toutes les veines. La mort s’était ri de lui, selon le mot de Chateaubriand, et elle le vint prendre seulement quelques semaines plus tard, le 13 avril 1794. — En 1797, dans son Essai sur les Révolutions, Chateaubriand avait tracé de Chamfort un portrait qui doit être rapproché de celui des Mémoires. « Chamfort, écrivait-il, était d’une taille au-dessus de la médiocre, un peu courbé, d’une figure pâle, d’un teint maladif. Son œil bleu, souvent froid et couvert dans le repos, lançait l’éclair quand il venait à s’animer. Des narines un peu ouvertes donnaient à sa physionomie l’expression de la sensibilité et de l’énergie. Sa voix était flexible, ses modulations suivaient les mouvements de son âme ; mais dans les derniers temps de mon séjour à Paris, elle avait pris de l’aspérité, et on y démêlait l’accent agité et impérieux des factions… Ceux qui ont approché M. Chamfort savent qu’il avait dans la conversation tout le mérite qu’on retrouve dans ses écrits. Je l’ai souvent vu chez M. Guinguené, et plus d’une fois il m’a fait passer d’heureux moments, lorsqu’il consentait, avec une petite société choisie, à accepter un souper dans ma famille. » Essai, livre I, première partie, chapitre XXIV.
  2. Delille (Jacques), né le 22 juin 1738 à Aigueperse (Auvergne), mort le 1er mai 1813.