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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

jours plu et ne m’a jamais imposé. Mais quand j’entrai dans l’Œil-de-bœuf[1] et que je me trouvai au milieu des courtisans, alors commença ma détresse. On me regardait ; j’entendais demander qui j’étais. Il se faut souvenir de l’ancien prestige de la royauté pour se pénétrer de l’importance dont était alors une présentation. Une destinée mystérieuse s’attachait au débutant ; on lui épargnait l’air protecteur méprisant qui composait, avec l’extrême politesse, les manières inimitables du grand seigneur. Qui sait si ce débutant ne deviendra pas le favori du maître ? On respectait en lui la domesticité future dont il pouvait être honoré. Aujourd’hui, nous nous précipitons dans le palais avec encore plus d’empressement qu’autrefois et, ce qu’il y a d’étrange, sans illusion : un courtisan réduit à se nourrir de vérités est bien près de mourir de faim.

Lorsqu’on annonça le lever de roi, les personnes non présentées se retirèrent ; je sentis un mouvement de vanité : je n’étais pas fier de rester, j’aurais été humilié de sortir. La chambre à coucher du roi s’ouvrit ; je vis le roi, selon l’usage, achever sa toilette, c’est-à-dire prendre son chapeau de la main du premier gentilhomme de service. Le roi s’avança allant à la messe ; je m’inclinai ; le maréchal de Duras me nomma : « Sire, le chevalier de Chateaubriand. » Le roi me regarda, me rendit mon salut, hésita, eut l’air de vouloir m’adresser la parole. J’aurais répondu d’une contenance assurée : ma timidité s’était éva-

  1. Nom d’une salle d’attente dans le château de Versailles, lorsque la Cour s’y trouvait ; elle était éclairée par un œil-de-bœuf.