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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

m’étais fait homme, je me serais octroyé d’abord la beauté ; ensuite, par précaution contre l’ennui mon ennemi acharné, il m’eût assez convenu d’être un artiste supérieur, mais inconnu, et n’usant de mon talent qu’au bénéfice de ma solitude. Dans la vie pesée à son poids léger, aunée à sa courte mesure, dégagée de toute piperie, il n’est que deux choses vraies : la religion avec l’intelligence, l’amour avec la jeunesse, c’est-à-dire l’avenir et le présent : le reste n’en vaut pas la peine.

Avec mon père finissait le premier acte de ma vie ; les foyers paternels devenaient vides ; je les plaignais, comme s’ils eussent été capables de sentir l’abandon et la solitude. Désormais j’étais sans maître et jouissant de ma fortune : cette liberté m’effraya. Qu’en allais-je faire ? À qui la donnerais-je ? Je me défiais de ma force : je reculais devant moi.


J’obtins un congé. M. d’Andrezel, nommé lieutetenant-colonel du régiment de Picardie, quittait Cambrai : je lui servis de courrier. Je traversai Paris, où je ne voulus pas m’arrêter un quart d’heure ; je revis les landes de ma Bretagne avec plus de joie qu’un Napolitain banni dans nos climats ne reverrait les rives de Portici, les campagnes de Sorrente. Ma famille se rassembla à Combourg ; on régla les partages ; cela fait, nous nous dispersâmes, comme des oiseaux s’envolent du nid paternel. Mon frère arrivé de Paris y retourna ; ma mère se fixa à Saint-Malo ; Lucile suivit Julie ; je passai une partie de mon temps chez mesdames de Marigny, de Chateaubourg et de Farcy. Marigny, château de ma sœur aînée, à trois lieues de