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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

tout rempli des beaux adolescents qui déjà dans leurs rangs pressés cachaient et couronnaient leur père. Je ne verrai plus le magnolia qui promettait sa rose à la tombe de ma Floridienne, le pin de Jérusalem et le cèdre du Liban consacrés à la mémoire de Jérôme, le laurier de Grenade, le platane de la Grèce, le chêne de l’Armorique, au pied desquels je peignis Blanca, chantai Cymodocée, inventai Velléda. Ces arbres naquirent et crûrent avec mes rêveries ; elles en étaient les Hamadryades. Ils vont passer sous un autre empire : leur nouveau maître les aimera-t-il comme je les aimais ? Il les laissera dépérir, il les abattra peut-être : je ne dois rien conserver sur la terre. C’est en disant adieu aux bois d’Aulnay que je vais rappeler l’adieu que je dis autrefois aux bois de Combourg : tous mes jours sont des adieux.

Le goût que Lucile m’avait inspiré pour la poésie fut de l’huile jetée sur le feu. Mes sentiments prirent un nouveau degré de force ; il me passa par l’esprit des vanités de renommée ; je crus un moment à mon talent, mais bientôt, revenu à une juste défiance de moi-même, je me mis à douter de ce talent, ainsi que j’en ai toujours douté. Je regardai mon travail comme une mauvaise tentation ; j’en voulus à Lucile d’avoir fait naître en moi un penchant malheureux : je cessai d’écrire, et je me pris à pleurer ma gloire à venir, comme on pleurerait sa gloire passée.

Rentré dans ma première oisiveté, je sentis davantage ce qui manquait à ma jeunesse : je m’étais un mystère. Je ne pouvais voir une femme sans être troublé ; je rougissais si elle m’adressait la parole. Ma timidité, déjà excessive avec tout le monde, était