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Céluta est aux genoux de René ; elle baise la poussière de ses pieds, elle le conjure par sa fille de s’éloigner seulement pour quelques heures. « Au lever du soleil, dit-elle, tu seras sauvé ; Outougamiz viendra ; tu sauras tout ce que je ne puis te dire en ce moment !

— Eh bien ! dit René, si cela peut guérir ton mal, je m’éloigne ; tu m’expliqueras plus tard ce mystère, qui n’est sans doute que celui de ta raison troublée par une fièvre ardente. »

Céluta, ravie, s’élance au berceau de sa fille, présente Amélie au baiser de son père, et avec ce même berceau pousse René vers la porte. René va sortir : un bruit d’armes retentit au dehors. René tourne la tête ; la hache lancée l’atteint et s’enfonce dans son front, comme la cognée dans la cime du chêne, comme le fer qui mutile une statue antique, image d’un dieu et chef-d’œuvre de l’art. René tombe dans sa cabane : René n’est plus !

Ondouré a fait retirer ses complices : il est seul avec Céluta évanouie, étendue dans le sang et auprès du corps de René. Ondouré rit d’un rire sans nom. À la lueur du flambeau expirant, il promène ses regards de l’une à l’autre victime. De temps en temps il foule aux pieds le cadavre de son rival et le perce à coups de poignard. Il dépouille en partie Céluta et l’admire. Il fait plus… Éteignant ensuite le flambeau, il court présider à d’autres assassinats, après avoir fermé la porte du lieu témoin de son double crime.

Heureuse, mille fois heureuse, si Céluta n’avait jamais rouvert les yeux à la lumière ! Dieu ne le voulut pas. L’épouse de René revint à la vie quelques instants après la retraite d’Ondouré. D’abord elle étend les bras et trempe ses mains dans le sang répandu autour d’elle, sans savoir ce que c’était. Elle se met avec effort sur son séant, secoue la tête, cherche à rassembler ses souvenirs, à deviner où elle est, ce qu’elle est. Par un bienfait de la Providence l’Indienne n’avait pas sa raison : elle ne se formait qu’une idée confuse de quelque chose d’effroyable. Elle plia ses bras devant elle, promena ses regards dans la cabane, où les ténèbres étaient profondes. Le silence de la mort n’était interrompu de temps en temps que par les hurlements du chien. Céluta voulut inutilement murmurer quelques mots.

Dans ce moment elle crut voir Tabamica, sa mère. Les mamelles qui nourrirent Céluta avaient disparu ; les lèvres de la femme des morts s’étaient retirées et laissaient à découvert des dents nues ; elle était sans nez et sans yeux : d’une main décharnée Tabamica semblait presser des entrailles qu’elle n’avait pas. Céluta veut s’avancer vers sa mère ; elle se lève, retombe sur ses genoux et se traîne au hasard dans sa cabane ; ses vêtements à demi détachés faisaient entendre le froissement d’une draperie pesante et mouillée. Elle rencontra le corps de René ; épuisée par ses efforts, elle s’assied, sans le reconnaître, sur ce siège ; elle s’y trouva bien et s’y reposa.

Au bout de quelque temps la porte de la cabane s’entrouvrit, et une voix dit tout bas : « Es-tu là ? » Céluta, rappelée par cette voix à une demi-existence, répondit : « Oui, je suis là. »

— Ah ! dit Mila, est-il venu ?

— Qui ? demanda Céluta.

— René ? repartit Mila.

— Je ne l’ai pas vu, dit Céluta.

— Et moi, je ne l’ai pu trouver, dit Mila toujours à voix basse. Les assassins n’ont donc pas encore paru ? Ton mari n’est donc pas revenu ? Il est donc sauvé ? » Céluta ne répondit rien.

— Pourquoi, reprit Mila, es-tu sans lumière ? J’ai peur et je n’ose entrer. Céluta répondit qu’elle ne savait pourquoi elle était sans lumière.

— Comme ta voix est extraordinaire ! s’écria Mila ; es-tu malade ? La cabane sent le carnage ; attends ; je viens à toi.

Mila franchit le seuil, et laissa retomber la porte :

— Qu’as-tu répandu sur les nattes ? dit-elle en marchant dans l’obscurité ; mes pieds s’attachent à la terre. Où es-tu ? tends-moi la main.

— Ici, dit Céluta.

— Je ne puis aller plus loin, repartit Mila ; je me sens défaillir.

La porte de la cabane s’entrouvrit de nouveau ; la voix d’Outougamiz ! s’écria Mila ; Dieu soit loué ! nous sommes sauvées !

— Qui parle ? dit Outougamiz saisi de terreur ; n’est-ce pas Mila ? Cher fantôme, es-tu venu sauver René ?

— Oui, repartit Mila ; mais entre vite, Céluta n’est pas bien.

Outougamiz, croyant entendre le fantôme de Mila, entre en frissonnant dans la cabane. « Donne-moi la main, dit Mila ; appuie-la sur mon cœur, tu verras que je ne suis pas un spectre : on m’avait enfermée dans une caverne, je me suis échappée. »

Mila avait saisi la main d’Outougamiz étendue dans les ténèbres et avait posé cette main sur son cœur.

— C’est comme la vie, dit Outougamiz ; mais je sais bien que tu es morte : je te sais toujours gré d’être revenue pour sauver René. Mais, Céluta, parle donc.

— M’appelle-t-on ? dit Céluta.

— Est-ce que tu réponds du fond d’une tombe ?