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chez combattirent à leur tour l’avis des Chicassaws et d’Ondouré. Tous les guerriers parlaient à la fois ; des contradictions on en vint aux insultes : les conjurés se levaient, se rasseyaient, criaient, se saisissaient les uns les autres par le manteau, se menaçaient du geste, des regards et de la voix ; enfin, un sachem yazou, renommé parmi les sauvages, parvint à se faire écouter : il combattit l’avis des Chicassaws.

Il soutint d’abord qu’il était possible qu’avant l’enlèvement d’une partie de la gerbe, il y eût déjà erreur ou dans le nombre des roseaux aux Natchez, ou dans celui des roseaux placés chez les autres nations ; qu’ainsi rien ne prouvait que la vengeance put être exécutée partout le même jour. Ensuite il ajouta que la disparition des huit roseaux dans le temple des Natchez était certainement un effet de la volonté des génies ; que cette même volonté aurait aussi retiré le même nombre de roseaux chez tous les peuples conjurés, et que, par conséquent, l’extermination aurait lieu partout le même jour. À ces raisons politiques et religieuses, le chef des Yazous joignit une raison d’intérêt, qui, faisant varier les Chicassaws, fixa l’opinion du conseil :

— Des pirogues chargées de grandes richesses pour les blancs du haut fleuve, se sont, dit le sachem, arrêtées au fort Rosalie ; elles n’y resteront que quelques jours : si nous exterminons les Français avant le départ de ces pirogues, nous nous emparerons de ce trésor.

Les Chicassaws, dont la cupidité était connue de tous les Indiens, feignirent d’être convaincus par l’éloquence du Yazou ; ils ne l’étaient que par leur avarice : ils revinrent à l’avis d’exécuter le plan arrêté dans la nuit où serait brûlé le dernier des trois roseaux restés sous l’autel. L’immense majorité du conseil adopta cette résolution.

On convint de continuer les grands jeux, comme si Chactas n’était pas mort et comme si le jour de l’exécution n’était pas avancé. On convint encore de n’instruire les jeunes guerriers que quelques heures avant le massacre.

Ces délibérations prises, l’assemblée se sépara : Outougamiz sortit du conseil avec une espèce de joie. En traversant les forêts, au milieu de la nuit, pour retourner à la cabane de Céluta, il se disait : « Si René n’arrive pas dans trois jours, il est sauvé ! » Mais bientôt il vint à penser que si René revenait avant l’expiration de ces trois jours, l’heure de sa mort serait considérablement avancée et que l’on aurait huit jours de moins pour profiter des chances favorables.

Le jeune sauvage se mit alors à compter le peu de moments que le frère d’Amélie avait peut-être à passer sur la terre. La nouvelle détermination du conseil avait forcé ses idées de se fixer sur un objet affreux ; elle avait ravivé ses blessures ; elle avait fait sortir son âme de l’engourdissement de la douleur. Le désespoir d’Outougamiz lui arracha des cris épouvantables ; les échos répétèrent ses cris, et les Natchez qui les entendirent crurent ouïr le dernier soupir de la patrie.

Céluta reconnut la voix de son frère ; elle sort précipitamment de son foyer, elle court dans les bois, elle appelle l’ami de René, elle le suit au cri de sa douleur.

— Qui m’appelle ? » dit Outougamiz.

— C’est ta sœur, répond Céluta.

— Céluta ! dit Outougamiz, s’approchant d’elle ; si c’est toi, Céluta, oh ! que tu es malheureuse !

— René est-il mort ? s’écria Céluta en arrivant à son frère.

— Non, repartit Outougamiz, mais l’heure de sa mort est avancée. C’est dans trois jours le jour fatal ! Dans trois jours c’en est fait de René, de moi, de toi, de toute la terre.

À peine avait-il prononcé ces mots, que Céluta, d’une voix extraordinaire et étouffée, murmura ces mots : « C’est moi qui le tue ! »

Par les paroles de son frère, Céluta avait tout à coup compris l’autre conséquence de l’anticipation du jour du massacre. En effet, si René, au lieu de prolonger son absence, reparaissait tout à coup aux Natchez, c’était sa femme alors qui, au lieu de le sauver par l’enlèvement des roseaux aurait précipité sa perte. Longtemps, Céluta, affaissée par la douleur, fit de vains efforts pour parler ; enfin, la voix s’échappant en sanglots du fond de sa poitrine :

— C’est moi qui ai dérobé les roseaux !

— Malheureuse ! s’écrie son frère, c’est toi !… toi sacrilège, parjure, homicide !

— Oui, reprit Céluta désespérée, c’est moi, moi qui ai tout fait ! punis-moi ; dérobe-moi pour jamais à la lumière du jour ; rends-moi ce service fraternel. Les tourments de ma vie sont maintenant au-dessus de mon courage.

Outougamiz, anéanti, s’appuyait contre le tronc d’un arbre : il ne parlait plus, sa douleur le submergeait. Il rompit enfin le silence :

— Ma sœur, dit-il, vous êtes très-malheureuse ! très-malheureuse ! plus malheureuse que moi !

Céluta restait muette comme le rocher. Outougamiz reprit : « Vous êtes obligée en conscience, d’être une seconde fois parjure, de révéler le secret à René : ce secret est maintenant le vôtre, c’est vous qui assassinez mon ami ; mais je dois aussi vous dire une chose, c’est que moi me voilà forcé d’avertir les sachems : vous ne voulez pas que je sois votre complice, que je trahisse mon serment.