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Un sachem, maître de la cérémonie funèbre, donnait les couleurs et en expliquait les allégories : le rouge étendu sur les joues devait être de différentes nuances, selon les morts : l’amour ne se colore pas du même vermillon que la pudeur, et le crime rougit autrement que la vertu. L’azur appliqué aux veines est la couleur du dernier sommeil ; c’est aussi celle de la sérénité. Les pleurs de Céluta effaçaient son ouvrage. Il fallut finir par le terrible baiser d’adieu : les lèvres de l’amitié et de l’amour vinrent toucher ensemble celles de la mort.

Cela étant fait, des matrones donnèrent au vieillard l’attitude que l’enfant a dans le sein de sa mère, ce qui voulait dire que la mort nous rend à la terre, notre première mère, et qu’elle nous enfante en même temps à une autre vie.

Déjà la foule s’assemblait : les congrégations des prêtres, des sachems, des guerriers, des matrones, des jeunes filles, des enfants, arrivaient tour à tour et prenaient leur rang. Les sachems avaient tous un bâton blanc à la main ; leurs têtes étaient nues et leurs cheveux négligés : Adario menait ces vieillards. Les Français et le commandant du fort se joignirent à la pompe funèbre comme ils s’étaient mêlés aux jeux : le cortège, attendant la marche, formait un vaste demi-cercle à la porte de la cabane.

Alors on enleva les écorces de cette cabane du côté qui touchait au cortège, et l’on aperçut Chactas assis sur un lit de parade : derrière lui était couché en travers son cercueil, fait de bois de cèdre et de petits ossements entrelacés. Debout, derrière cette redoutable barrière, se tenait un sachem représentant Chactas lui-même, et qui devait répondre aux harangues qu’on allait lui adresser.

Les deux chiens favoris du mort étaient enchaînés à ses pieds ; on ne les avait point égorgés, selon l’usage, parce que le sachem abhorrait le sang ; d’ailleurs, il n’aurait aucun besoin de ses dogues pour chasser dans le pays des âmes, car il y serait employé, disait la foule, à gouverner les ombres. Le calumet de paix du vieillard reposait pareillement à ses pieds ; à sa gauche on voyait ses armes, honneur de sa jeunesse ; à sa droite, le bâton sur lequel il appuyait ses vieux ans. Comme on est plus touché des vertus du sage que de celles du héros, la vue de ce simple bâton portait l’attendrissement dans tous les cœurs.

Adario commença les discours au nom des sachems ; s’avança à pas lents dans le cercle des spectateurs. Les bras croisés et le visage tourné vers son ami, il lui dit :

— Frère, vous aimâtes la patrie ; frère, vous combattîtes pour elle ; frère vous l’enseignâtes de votre sagesse. Dire ce que vous avez fait est inutile : ennemi de l’oppresseur, vengeur de l’opprimé, tout en vous était indépendance. Votre pied était celui du chevreuil qui ne connaît point de barrière dont il ne puisse franchir la hauteur ; votre bras était un rameau de chêne qui se roidit aux coups de la tempête ; votre voix était la voix du torrent que rien ne peut forcer au silence. Ceux qui ont habité votre cœur savent qu’il était trop grand pour être resserré dans la petite main de la servitude. Quant à votre âme, c’était un souffle de liberté.

Le sachem représentant Chactas répondit de derrière le cercueil :

— Frère, je vous remercie : je fus libre et je le suis encore. Si mon corps vous semble enchaîné, vos yeux vous trompent : il est sans mouvement, mais on ne le peut faire souffrir ; il est donc libre. Quant à mon âme, je garde le secret. Adieu, frère !

— Vous n’avez point parlé de votre amitié mutuelle ! s’écria Outougamiz en se levant, à la grande surprise des spectateurs.

Adario et le sachem représentant Chactas se regardèrent sans répliquer une parole.

Le tuteur du Soleil s’avança pour prononcer un discours au nom des jeunes guerriers : mais un des bras de Chactas, plié de force, s’échappa comme pour repousser Ondouré. Une voix s’élève : « Il est désagréable aux morts, qu’il s’éloigne ! »

Céluta, fille adoptive de Chactas, fut chargée de rattacher le bras du vieillard. Dans sa tunique noire et sa beauté religieuse on l’eût prise pour une de ces femmes qui se consacrent en Europe aux œuvres les plus pénibles de la charité.

Céluta, s’adressant au mort, lui dit : « Mon père, êtes-vous bien ? »

— Oui, ma fille, répliqua le sachem interprète ; si dans le tombeau je me retourne pour me délasser, ma main s’étendra sur toi. »

Le représentant de Chactas répondit aux discours des mères, des veuves, des jeunes filles et des enfants.

Ces harangues extraordinaires finies, les parents poussèrent trois cris ; trois sons des conques funèbres annoncèrent la levée du corps. Les huit sachems les plus âgés, au nombre desquels était Adario, s’avancèrent en exécutant la marche de la mort pour emporter Chactas : ils imitaient le bûcheron, le moissonneur, le chasseur, qui coupe l’arbre, rompt l’épi, perce l’oiseau. Adario dit à Chactas : « Frère, voulez-vous vous coucher ? »

Le truchement de la tombe répondit : « Frère, j’ai besoin de sommeil. »

Alors quatre des huit sachems de la mort formèrent en s’agenouillant un carré étroit ; les autres sachems prennent le lit où reposait le défunt, le