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sans mélange de peines ! Ces cheveux charmants sont maintenant souillés dans les limons du fleuve ! cette bouche, que l’amour semblait entr’ouvrir, est remplie de sable ! Cette femme qui était tout âme il y a quelques heures, cette femme que la vie animait de toute sa mobilité ; maintenant froide, fixée à jamais dans les bras de la mort ! Qu’elle a été vite oubliée, la tendre amie qui n’existait que pour ses amis ! Sa famille n’y pense déjà plus ; Outougamiz même a été entraîné ailleurs : personne ne rendra les honneurs funèbres à la jeune, à l’innocente, à la courageuse Mila.

Ces réflexions, auxquelles s’abandonnait Céluta en retournant à sa cabane, la firent changer de route ; elle chemina vers le fleuve pour y chercher le corps de son amie. Céluta avait injustement accusé son frère ; Outougamiz n’avait point oublié Mila. Après avoir reconduit Adario, il descendit au rivage du Meschacebé ; il regarda d’abord passer l’eau, et côtoya ensuite le fleuve ; attentif à chaque objet que le courant entraînait, il crut ouïr un murmure : « Est-ce toi, Mila ? dit-il : es-tu maintenant une vague légère, une brise habitante des roseaux ? Te joues-tu, poisson d’or et d’azur, à travers les forêts de corail ? Mobile hirondelle, traces-tu des cercles à la surface du fleuve… ? Sous ta robe de plume, d’écaille ou de cristal, ton cœur aime encore et plaint René. »

Un jeune magnolia, que le Meschacebé avait environné dans sa dernière inondation, fixa longtemps les regards d’Outougamiz : il lui semblait voir Mila debout dans l’onde.

Outougamiz s’assit sur la rive : « Pourquoi, dit-il, Mila, ne me réponds-tu pas, toi qui parlais si bien ? Quand tu pleurais sur René, tes yeux étaient comme deux cercles au fond d’une source ; ton sein, mouillé de larmes, était comme le duvet blanc du jonc, sur lequel le vent a fait jaillir quelques gouttes d’eau. Tu étais tout mon esprit ; à présent, que je suis seul, je ne saurai comment enlever mon ami aux sachems : puis tu étais si sûre de son innocence ! »

Mila, avant de disparaître, avait dit au frère et à la sœur qu’ils cherchaient des moyens extraordinaires de sauver René, tandis qu’il y en avait un tout naturel, auquel ils ne songeaient pas : c’était d’aller au-devant du guerrier blanc, de le retenir loin des Natchez autant de jours qu’il serait nécessaire pour le soustraire au péril. Mila avait ajouté que si René résistait, ils l’attacheraient au pied d’un arbre ; car elle mêlait toujours les raisons de l’enfance aux inspirations de l’amour et aux conseils d’une sagesse prématurée. Outougamiz, au bord du fleuve, se souvint du dernier conseil de Mila. « Tu as raison, » s’écria-t-il. Il jette au loin tout ce qui peut retarder la rapidité de sa course, et, trompant la vigilance des Allouez attachés à ses pas, il vole comme une flèche lancée par la main du chasseur.

À peine avait-il quitté le fleuve, que Céluta parut sur le rivage. Elle s’arrêtait à chaque pas, regardait parmi les roseaux, s’avançait sur la dernière pointe des promontoires, cherchait, comme on cherche un trésor, la dépouille de sa jeune amie ; elle ne trouva rien. « Le Meschacebé est aussi contre nous, » dit-elle ; et elle retourna à sa cabane, épuisée de fatigue et de douleur.

Revenu de son ivresse, le jongleur avait conservé le sentiment confus de son indiscrétion : il courut en faire l’aveu au tuteur du Soleil. Ondouré, après s’être emporté contre le prêtre, se hâta de rassembler le conseil. Il déclara qu’il était très probable que Mila, instruite du secret, l’aurait révélé à Céluta ; il annonça en même temps aux sachems qu’il n’y avait plus rien à craindre de Mila ; car déjà elle n’existait plus. Adario s’opposa à tout arrêt de sang contre sa nièce, et s’engagea à obtenir d’elle un serment qu’elle tiendrait aussi religieusement qu’Outougamiz. Les vieillards cédèrent au désir d’Adario ; il fut pourtant résolu que si le frère et la sœur laissaient échapper la moindre parole, on les immolerait à la sûreté de tous.

On mit aussi en délibération la mort immédiate de René, en cas qu’il revînt avant le jour du massacre ; mais Adario fit remarquer que si l’on frappait ce traître isolément, on alarmerait les blancs ; ses complices, qu’on s’exposerait surtout aux effets du désespoir d’Outougamiz et de Céluta, lorsque ce désespoir pourrait encore nuire à l’exécution générale du complot. On trouva donc plus prudent de laisser les choses telles qu’elles étaient, et de ne faire aucun mouvement.

Il ne manquait aux succès des plans d’Ondouré que la mort de Chactas, et les divers messagers commençaient à apporter la nouvelle de cette perte irréparable. Quant à la profanation de Céluta dans les bras d’un monstre, Ondouré se croyait déjà sûr de sa proie. Ces ressorts si compliqués, ces plans si tortueux, cette double intrigue dans le conseil aux Natchez et dans le conseil au fort Rosalie ; cette trame si laborieusement ourdie et néanmoins si fragile : tout avait été imaginé et conduit par Ondouré, afin de satisfaire une passion criminelle et d’atteindre, par le triomphe de l’amour, au plus haut degré de l’ambition. Mais l’excès de l’orgueil et de la joie fut encore au moment de perdre Ondouré ; il ne put s’empêcher d’aller insulter sa victime. Délivré de la présence de Mila, il osa paraître dans la solitude sacrée de Céluta ; il osa prononcer des paroles de tendresse à la plus misérable des