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Outougamiz saisit Céluta, et, dans les étreintes les plus tendres, il se sent tenté de l’étouffer.

— Femmes, s’écrie Adario, retirez-vous avec vos larmes !

— Oui, oui ! dit Mila, prends ce ton menaçant ; mais sache que nous sauverons René malgré toi, malgré la patrie : il faut que cette dernière périsse de ma propre main ; j’incendierai les cabanes.

— Vile ikouessen, s’écria le vieillard, si jamais tu oses te présenter devant moi avec ta langue maudite, tu n’échapperas pas à ma colère !

— Tu m’appelles ikouessen ! dit Mila ; de qui ? de mon libérateur ? Tu as raison : je ne serais pas ce que je suis, si je n’avais dormi sur ses genoux !

— Quitte ces femmes, dit le vieillard à son neveu ; ce n’est pas le moment de pleurer et de gémir. Viens avec les sachems, qui nous attendent. » Outougamiz se laissa entraîner par Adario et par Ondouré.

Mila et Céluta, voyant leurs premiers efforts inutiles, cherchèrent d’autres moyens de découvrir le secret d’Outougamiz. Par les mots énigmatiques du jeune guerrier, elles savaient qu’il y avait un mystère, et par sa douleur, elles devinaient que ce mystère enveloppait le frère d’Amélie. Dans cette pensée, avec toute l’activité de l’amitié fraternelle et de l’amour conjugal, elles suspendirent leurs plaintes ; elles convinrent de se séparer, d’aller chacune de son côté errer à l’entrée des cavernes où s’assemblait le conseil. Elles espéraient surprendre quelques paroles intuitives de leur destinée.

Dès le soir même, Céluta se rendit à la Grotte des Rochers, et Mila à la Caverne des Reliques.

En approchant de celle-ci, le souvenir des instants passés dans ces mêmes lieux se présenta vivement au cœur de Mila. Les sachems n’étaient pas dans la caverne ; Mila n’entendit rien : la Mort ne raconte point son secret. Céluta n’avait pas été plus heureuse ; les deux sœurs rentrèrent non instruites, mais non découragées, se promettant de recommencer leurs courses.

Outougamiz fut plusieurs jours sans paraître : Adario l’avait emmené dans le souterrain où s’assemblaient les chefs des conjurés, et où l’on s’efforçait, par les tableaux les plus pathétiques de la patrie opprimée, par les plus grossiers mensonges sur René, par toute l’autorité du grand-prêtre, de lutter contre la force de l’amitié. Lorsque le frère de Céluta voulut sortir, les gardes du Soleil eurent ordre de le suivre de loin ; des sachems et Adario lui-même marchaient à quelque distance sur ses traces.

Il se rendit à la cabane de René ; Céluta était absente ; Mila, solitaire, attendait le retour de son amie. En voyant entrer Outougamiz, elle lui sourit d’un air de tendresse et de surprise. Mila avait quelque chose de charmant ; on aurait passé ses jours à la voir sourire. « Je croyais, dit-elle à son mari, que tu m’avais abandonnée. Où es-tu donc allé ? Je ne t’avais pas revu depuis le jour où tu es revenu du désert. » Elle fit signe à Outougamiz de s’asseoir sur la natte. Outougamiz répondit qu’il était resté avec les sachems, et, plein d’une joie triste en entendant Mila lui parler avec tant de douceur, il s’assit auprès d’elle.

Mila suspendit ses bras au cou du jeune sauvage : « Tu es infortuné, lui dit-elle, et moi je suis malheureuse. Après une si longue absence, pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt me consoler ? Tu n’as plus ta raison, j’ai à peine la mienne. Retirons-nous dans les forêts : je serai ton guide ; tu marcheras appuyé sur moi, comme l’aveugle conduit par l’aveugle. Je porterai les fruits à ta bouche, j’essuierai tes larmes, je préparerai ta couche ; tu reposeras ta tête sur mes genoux lorsque tu la sentiras pesante ; tu me diras alors le secret. René viendra nous trouver, et il pleurera avec nous.

— Qu’il ne pleure pas ! dit Outougamiz ; s’il pleure, je parlerai. Je veux qu’il me promette de ne pas m’aimer, afin que je tienne mon serment. S’il dit qu’il m’aime, je le tuerai, parce que je trahirais mon pays. »

Mila crut qu’elle allait découvrir quelque chose ; mais toutes ses grâces et toutes ses séductions furent inutiles. Ses caresses, dont une seule aurait suffi à tant d’autres hommes pour leur faire vendre la destinée du monde, échouèrent contre la gravité de la douleur et contre la foi du serment. Mila trouva dans son mari une résistance à laquelle elle ne s’était pas attendue ; elle ignorait à quel point Outougamiz était passionné pour la patrie ; quel empire la religion avait sur lui ; quelle force ajoutait à sa vertueuse résistance l’idée que René était coupable, et que ce blanc pourrait apprendre le secret aux autres blancs, si le secret lui était révélé. Céluta, qui ressemblait davantage à son frère, et qui le connaissait mieux, avait désespéré dès le premier moment de lui faire dire ce qu’il croyait devoir taire ; elle l’admirait en versant des larmes.

La saison déclinait vers l’automne, saison mélancolique, où l’oiseau de passage qui s’envole, la verdure qui se flétrit, la feuille qui tombe, la chaleur qui s’éteint, le jour qui s’abrège, la nuit qui s’étend, et la glace qui vient couronner cette longue nuit, rappellent la destinée de l’homme. Les grands jeux devaient être bientôt proclamés : le jour du massacre approchait. Aucune nouvelle de René ne parvenait à Céluta ; l’Indienne ne savait plus si elle devait craindre ou désirer le retour du voya-