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rai d’abri que la voûte du ciel. Comme défenseur de la patrie, je suis innocent ; comme père, je suis criminel. Je consens à vivre encore quelques jours pour mon pays ; mais Adario s’est réservé le droit de se punir lorsque les Natchez auront cessé d’avoir besoin de lui.

C’était à ce cœur inflexible, c’était à l’homme le moins compatissant aux sentiments de la nature, à l’homme le plus aigri par le chagrin, que l’ami de René allait demander des conseils en sortant de l’audience du prêtre.

Outougamiz trouva le sachem à moitié nu, assis au bord d’un torrent sur la pointe d’un roc : il lui raconte les inspirations du jongleur. Adario fait à son neveu le tableau des prétendus crimes de René. « Tu me tues comme ton fils ! » s’écrie le frère de Céluta avec un accent dont le sachem même fut touché.

Jamais le malheur ne se grava si subitement et d’une manière plus énergique sur le front d’un homme que sur celui d’Outougamiz : plus le marbre est pur, plus l’inscription est profonde. L’infortuné s’éloigne d’Adario : il saisit la chaîne d’or, la regarde avec passion, la veut jeter dans le torrent, puis la presse contre son cœur, et la suspend de nouveau sur sa poitrine. Cependant Outougamiz ignorait le sort réservé à René : Adario avait peint l’homme blanc coupable, mais il n’avait pas voulu accabler entièrement son neveu ; il s’était abstenu de l’instruire de la sentence des sachems, sentence prononcée d’ailleurs sous le sceau du secret. Le souvenir de Mila vint, comme une brise rafraîchissante, soulager un peu le brûlant chagrin d’Outougamiz : le jeune époux songe que l’épouse nouvelle, qui porte encore sur sa tête la couronne du premier matin, est déjà demeurée veuve sous son toit ; il se détermine à chercher des consolations auprès de sa compagne.

Mila vole à lui : elle s’aperçoit qu’il chancelle ; elle le soutient en disant : « C’est la liane qui appuie maintenant le tulipier ! Eh bien, je te l’avais prédit ! assieds-toi, et repose ta tête sur mon sein. Que t’ont dit les méchants ?

— Ils m’ont répété ce que m’avait dit Ondouré, répondit Outougamiz : Adario parle aussi comme le jongleur.

— Quand ce serait Kitchimanitou lui-même, s’écria Mila, je soutiendrais qu’il fait un mensonge : moi ! je croirais aux calomnies répandues contre mon ami ! Celui qui t’a donné le Manitou d’or croirait-il le mal qu’on lui dirait de toi ?

Cette question fit monter les larmes dans les yeux d’Outougamiz ; Mila pleurant à son tour : « Ah ! c’est un bon guerrier que le guerrier blanc ! ils le tueront, j’en suis sûre.

— Ils le tueront ! reprit Outougamiz : qui t’a dit cela ?

— Je le devine, répondit l’Indienne : si tu ne sauves René une troisième fois, ils le mettront dans le bocage de la mort.

— Non, non ! s’écria Outougamiz, ou j’y dormirai près de lui. Que ne suis-je déjà au lieu de mon repos ! tout est si agité à la surface de la terre ! tout est si calme, une longueur de flèche au-dessous ! Mais Mila, la patrie !

— La patrie ! repartit Mila ; et que me fait à moi la patrie si elle est injuste ? J’aime mieux un seul cheveu d’Outougamiz innocent que toutes les têtes grises des sachems pervertis. Qu’ai-je besoin d’une cabane aux Natchez ? J’en puis bâtir une dans un lieu où il n’y aura personne : j’emmènerai mon mari, et son ami avec moi, malgré vous tous, méchants ! Voilà comme j’aurais parlé au jongleur. Il aurait fait des tours, tracé des cercles, bondi trois fois comme un orignal : j’aurais ri à sa face, joué, tourné, sauté comme lui et mieux que lui. Il y a là un génie (et elle appuyait la main sur son cœur) qui n’obéit point aux noirs enchantements.

— Comme tu me consoles ! comme tu parles bien ! s’écrie l’excellent sauvage ; tu me voudrais donc suivre dans le désert ?

Mila le regarda, et lui dit : « C’est comme si le ruisseau disait à la fleur qu’il a détachée de son rivage et qu’il entraîne dans son cours : Fleur, veux-tu suivre mon onde ? La fleur répondrait : Non, je ne le veux pas ; et cependant les flots la pousseraient doucement devant eux. »

L’aimable Indienne avait préparé le repas du soir ; après avoir mouillé ses lèvres dans la coupe, elle retourna à ce lit nuptial non chanté qui ne tirait sa pompe que de sa simplicité et de la grâce des deux époux. Les jeunes bras de Mila bercèrent et calmèrent les chagrins d’Outougamiz, comme ces légères bandes de soie qui pressent et soulagent à la fois la blessure d’un guerrier.

Heures fugitives dérobées par l’amour à la douleur, que vous deviez promptement disparaître ! Déjà le conseil des sachems avait reçu les premiers colliers de ses messagers secrets : toutes les nuits Ondouré rassemblait quelques-uns des chefs dans les cavernes. Le gouverneur de la Louisiane, moins facile à tromper que le commandant du fort Rosalie, ne s’endormait point au milieu des périls : il regrettait d’avoir rendu la liberté au frère d’Amélie, et s’il ne fit pas arrêter Céluta, c’est qu’il se laissa fléchir aux larmes d’Adélaïde.

Lorsque Céluta apprit le départ de René, on essaya inutilement de la retenir à la Nouvelle-Orléans. En vain Adélaïde, Harlay, le général d’Artaguette (le capitaine avec le grenadier étaient retournés aux