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Outougamiz sur une natte semée de fleurs, Ondouré entra dans la cabane.

— Mauvais esprit ! s’écria Mila, que viens-tu faire ici ? viens-tu nous porter malheur ?

Ondouré, affectant un sourire ironique, s’assit à terre, et dit :

— Outougamiz ! je viens t’offrir les vœux que je fais pour toi ; tu méritais d’être heureux.

— Heureux ! repartit Outougamiz, et quel homme l’est plus que moi ? Où pourrais-tu rien trouver de comparable à ma femme et à mon ami ?

— Je ne veux point détruire tes illusions, dit Ondouré d’un air attristé, mais si tu savais ce que toute la nation sait ! quel méchant Manitou t’a lié avec cette chair blanche !

— Tuteur du soleil ! répliqua Outougamiz rougissant, je te respecte ; mais ne calomnie pas mon ami : il vaudrait mieux pour toi que tu n’eusses jamais existé.

Ondouré repartit : « Admirable jeune homme ! que n’as-tu trouvé une amitié digne de la tienne !

— Chef ! s’écria Outougamiz avec l’accent de l’impatience, tu me tourmentes comme le vent qui agite la flamme du bûcher ; qu’y a-t-il ? que veux-tu ? que cherches-tu ?

— Ô patrie ! patrie ! » dit avec un soupir Ondouré.

Au mot de patrie, les yeux d’Outougamiz se troublent ; il se lève précipitamment de sa natte et s’approche d’Ondouré, qui s’était levé à son tour. La crainte de quelque affreux secret avait passé à travers le cœur du frère de Céluta.

— Qu’y a-t-il donc dans la patrie ? dit le noble sauvage. Faut-il prendre les armes ? Marchons : où sont les ennemis ?

— Les ennemis ! dit Ondouré, ils sont dans nos entrailles ! Nous étions vendus, livrés comme des esclaves ; un traître…

— Un traître ! nomme-le, s’écria Outougamiz d’une voix où mille sentiments contraires avaient mêlé leurs accents ; nomme-le ; mais prends garde à ce que tu vas dire.

Ondouré observe Outougamiz, dont les mains tremblaient de colère ; il saisit le bras du jeune homme, pour prévenir le premier coup ; il s’écrie : « René ! »

— Tu mens ! répliqua Outougamiz cherchant à dégager son bras : je t’arracherai ta langue infernale ; je ferai de toi un mémorable exemple.

Mila se jette entre les deux guerriers. « Laisse vivre ce misérable ! dit-elle à Outougamiz ; chasse-le seulement de ta cabane. »

À la voix de Mila les transports d’Outougamiz s’apaisent.

— Tuteur du soleil ! dit-il, je le vois à présent, tu te voulais amuser de ma simplicité ; mais ne renouvelle pas ces jeux, cela me fait trop de mal.

— Je te quitte, dit Ondouré ; bientôt tu me rendras plus de justice : interroge le prêtre du soleil et ton oncle Adario. » Ondouré sort de la cabane.

Outougamiz veut paraître tranquille, il ne l’est plus ; il veut se reposer, et il ne sait comment les joncs de sa natte sont plus piquants que les épines de l’acacia. Il se relève, marche, s’assied de nouveau. Mila lui parle, et il ne l’entend pas. « Pourquoi, murmurait-il à voix basse, pourquoi ce chef a-t-il parlé ! J’étais si heureux ! »

— N’y pense plus, lui dit Mila ; les paroles du méchant sont comme le sable qu’un vent brûlant chasse au visage : il aveugle et fait pleurer le voyageur.

— Tu as raison, Mila, s’écrie Outougamiz ; me voilà bien tranquille à présent. »

Infortuné ! le coup mortel est frappé : tu ne trouveras plus le repos ; ton sommeil, naguère léger comme ton innocence, se va charger de songes funestes ! Tel est le bonheur des hommes, un mot suffit pour le détruire. Douce confiance de l’âme, union intime et sacrée, adieu pour toujours ! Sainte amitié, elles sont passées, tes délices : tes tourments commencent ! finiront-ils jamais ?

— Mila, dit Outougamiz, je me sens malade, je veux aller voir le jongleur.

— Le jongleur ! repartit Mila. Ne va pas voir cet homme-là. René t’aime, tu l’aimes ; il te doit suffire, comme tu me suffis. Si la colombe prête l’oreille à la voix de la corneille, celle-ci lui dira des choses qui la troubleront, parce qu’elle ne parle pas son langage.

— Ce n’est pas pour parler de René que je veux voir le jongleur, dit Outougamiz ; je suis malade, il me guérira.

Mila posa la main sur le cœur d’Outougamiz, et dit à son époux, en le regardant avec un demi-sourire : « Malade ! oui, bien malade, puisqu’un mensonge vient de sortir de tes lèvres. »

Outougamiz s’obstina à vouloir consulter le jongleur, qu’Ondouré lui avait exprès nommé dans ses révélations mystérieuses. « Va donc, dit Mila, pauvre abeille de la savane ; mais évite de te reposer sur la fleur empoisonnée de l’acota. »

L’homme ne peut être parfait ; aux qualités les plus héroïques Outougamiz mêlait une faiblesse : de la crainte de Dieu, crainte salutaire, sans laquelle il n’y a point de vertu, Outougamiz était descendu jusqu’à la plus aveugle crédulité. La simplicité de son caractère le rendait facile à tromper : un prêtre était pour le frère de Céluta un oracle ; et si ce ministre du Grand-Esprit parlait au nom de la patrie, de la patrie si chère aux sauvages, quel moyen pour Outougamiz d’échapper à ce double pouvoir de la terre et du ciel ?