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Il entrait dans les précautions d’Ondouré d’éloigner le guerrier blanc : il craignait que celui-ci, demeuré aux Natchez, ne démêlât quelque chose des trames ourdies. Le tuteur du Soleil désirait encore que Céluta, à son retour de la Nouvelle-Orléans, se trouvât seule, afin qu’elle pût être livrée sans défense aux persécutions d’un détestable amour. Ce chef avait calculé le temps que devait durer le voyage du frère d’Amélie : selon ce calcul de la jalousie et de la vengeance, René ne pouvait revenir aux Natchez que quelques jours avant la catastrophe, assez tôt pour y être enveloppé, trop tard pour la prévenir.

Furieux d’avoir vu sa proie échapper à ses premiers pièges, Ondouré s’était abandonné à de nouvelles calomnies contre le fils adoptif de Chactas. Dans un conseil assemblé la nuit sur les décombres de la cabane d’Adario, le tuteur du Soleil avait dépeint René comme l’auteur de tous les maux de la nation. Remontant jusqu’au jour de l’arrivée de l’étranger aux Natchez, il avait rappelé les présages sinistres qui signalèrent cette arrivée, la disparition du serpent sacré, le meurtre des femelles de castor, la guerre contre les Illinois, suite de ce meurtre, et la mort du vieux Soleil, résultat de cette guerre. Ondouré chargeait ainsi l’innocence de ses propres iniquités.

Entrant dans la vie privée de son rival, le chef parla de la prétendue infidélité de René envers Céluta, du maléfice du baptême employé pour faire périr un enfant devenu odieux à un père criminel ; il parla du Manitou funeste donne à Outougamiz pour altérer la raison du naïf sauvage. Ondouré représenta les liaisons du frère d’Amélie et du capitaine d’Artaguette comme la première cause de toutes les trahisons et de toutes les violences des Français.

— Quant aux persécutions que cet homme semble essuyer de ses compatriotes, ajouta-t-il, ce n’est évidemment qu’un jeu entre des conspirateurs. Remarquez que René échappe toujours à ces persécutions apparentes : il n’a point été pris aux Natchez avec Adario. Sous le prétexte de délivrer ce sachem, il est allé rendre compte à la Nouvelle-Orléans de ce qui se passait au fort Rosalie. On a feint de juger le mari de Céluta, mais la preuve que ce n’était qu’un vain appareil déployé pour nous donner plus de confiance dans un traître, c’est que ce traître n’a point subi sa sentence, et qu’à la grande surprise des Français eux-mêmes il est revenu sain et sauf aux Natchez. Vous ne douterez pas un moment des pernicieuses intrigues de ce misérable si vous observez son inclination à errer seul dans les bois : il craint que sa conscience ne se montre sur son visage, et il se dérobe aux regards des hommes.

Ondouré obtint un succès complet, le conseil fut convaincu : comment ne l’aurait-il pas été ? Quelle liaison dans les faits ! quelle vraisemblance dans les accusations ! Tout se transforme en crime : pas un sourire qui ne soit interprété, pas une démarche qui n’ait un but ! Les sentiments que René inspirent deviennent des sujets de calomnie : s’il a sauvé Mila, c’est qu’il l’a séduite ; s’il a fait d’Outougamiz le modèle d’une amitié sublime, c’est qu’il a jeté un sort à ce simple jeune homme. Des rapports d’estime avec d’Artaguette sont une trahison ; un acte religieux est un infanticide ; un noble dévouement pour un sachem est une basse délation ; les persécutions, les souffrances même ne sont que des moyens de tromper ; et, si René cherche la solitude, c’est qu’il y va cacher des remords ou méditer des forfaits. Dieu tout-puissant ! quelle est la destinée de la créature lorsque le malheur s’attache à ses pas ! quelle lumière as-tu donnée aux mortels pour connaître la vérité ? quelle est la pierre de touche où l’innocence peut laisser sa marque d’or ?

Les sachems déclarèrent que René méritait la mort, et qu’il se fallait saisir du perfide. Ondouré loua le vertueux courroux des sachems, mais il soutint qu’il était prudent de ne sacrifier le principal coupable qu’avec les autres coupables, une mort prématurée et isolée pouvant faire avorter le plan général. Il proposa donc d’éloigner seulement René jusqu’au jour où le grand coup serait frappé. Le jongleur déclara que telle était la volonté des génies : le conseil adopta l’opinion d’Ondouré.

L’intégrité d’Adario avait elle-même été surprise : l’erreur dans laquelle il était fut la cause des regards farouches qu’il lança au frère d’Amélie lorsque celui-ci revint de la Nouvelle-Orléans. Si les Indiens rencontraient l’homme blanc dans les bois, ils se détournaient de lui comme d’un sacrilège. René, qui ne voyait rien, qui n’entendait rien, qui ne se souciait de rien, partit pour le pays des Illinois, ignorant que la sentence de mort dont les juges civilisés l’avaient menacé à la Nouvelle-Orléans avait été prononcée contre lui aux Natchez par des juges sauvages.

On voit quelquefois à la fin de l’automne une fleur tardive : elle sourit seule dans les campagnes et s’épanouit au milieu des feuilles séchées qui tombent de la cime des bois : ainsi les amours de Mila et d’Outougamiz répandaient un dernier charme sur des jours de désolation. Avant de demander la jeune fille en mariage, le frère de Céluta se conforma à la coutume Indienne, appelée l’Épreuve du flambeau : éteindre le flambeau qu’on lui présente, c’est pour une vierge donner son consentement à un hymen projeté.