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la langue des Natchez. Cette pauvre femme accourut avec son enfant, et servit de truchement à une autre femme infortunée comme elle. D’Artaguette apprit alors à Céluta que René était descendu à la Nouvelle-Orléans, dans le dessein de solliciter la délivrance d’Adario. « Je ne l’ai pu retenir, dit-il, et peut-être n’ai-je qu’un moment pour vous sauver vous-mêmes. Où voulez-vous aller ? »

— Retrouver mon mari, » répondit Céluta.

La négresse traduisit aisément ces simples paroles : la langue et le cœur des épouses sont les mêmes sous les palmiers de l’Afrique et sous les magnolias des Florides.

Des Yazous qui se trouvaient au fort Rosalie étaient prêts à se rendre à la Nouvelle-Orléans : d’Artaguette proposa à sa sœur adoptive de la confier à ces sauvages : elle accepta avec joie la proposition. Le capitaine lui donna un billet pour le général d’Artaguette et un autre pour Harlay ; il recommandait le couple infortuné à son frère et à son ami. Céluta s’embarqua sur les pirogues, qui déployèrent au souffle du nord leurs voiles de jonc et de plumes.

La flottille des Yazous toucha à la Nouvelle-Orléans le jour même où le frère d’Amélie avait comparu devant le conseil. Céluta ne put descendre à terre que le soir : pour comble de malheur elle avait perdu les billets du capitaine. La nièce d’Adario savait à peine quelques mots de français ; elle pria le chef indien, qui venait souvent à la Nouvelle-Orléans échanger des pelleteries contre des armes, de s’informer du sort de René. Le sauvage n’alla pas loin sans apprendre ce que Céluta désirait connaître : il sut que le fils adoptif de Chactas était enfermé dans la hutte du sang[1] et qu’on lui devait casser la tête ; tel était le bruit populaire.

La fille de Tabamica, au lieu d’être abattue par ce récit, sentit son âme s’élever : celle qui, timide et réservée, rougissait à la seule vue d’un étranger, se trouva tout à coup le courage d’affronter une ville remplie d’hommes blancs ; elle demanda au chef sauvage s’il savait où était la hutte du sang, et s’il l’y pourrait conduire : sur la réponse affirmative du chef, Céluta, portant Amélie à son sein, suivit son guide. La nuit était déjà avancée et la pluie commençait à tomber lorsqu’ils arrivèrent au noir édifice. Le Yazou, le montrant de la main à la femme natchez, lui dit : « Voilà ce que tu cherches ; » et, la quittant, il retourna à ses pirogues.

Restée seule dans la rue, Céluta contemplait les hauts murs de la prison, ses tourelles, ses doubles portes, ses guichets surbaissés, ses fenêtres étroites, défendues par des grilles ; demeure formidable, qui avait déjà l’air antique de la douleur, sur cette terre nouvelle, dans une colonie d’un jour. Les Européens n’avaient point encore de tombeau en Amérique, qu’ils y avaient déjà des cachots : c’étaient les seuls monuments du passé pour cette société sans aïeux et sans souvenirs.

Consternée à la vue de cette bastille, Céluta demeura d’abord immobile, puis frappa doucement à une porte ; le soldat de garde contraignit l’Indienne à se retirer. Elle fit le tour de la prison par des rues de plus en plus désertes ; le ciel continuant à se charger de nuages, et les roulements de la foudre se multipliant, l’infortunée s’assit sur la borne où René l’aperçut du haut de la tour. Elle mit sa fille sur ses genoux, se pencha sur elle pour la garantir de la pluie et la réchauffer contre son cœur. Un violent coup de tonnerre ayant fait lever les yeux à Céluta, elle fut frappée d’un rayon de lumière qui s’échappait à travers une fenêtre grillée : par un instinct secret, elle ne cessa plus de regarder cette lumière qui éclairait l’objet d’un si tendre et si fidèle amour. Plusieurs fois Céluta appela René ; les vents emportèrent ses cris. Ce fut alors qu’elle commença à chanter de longues chansons, dont l’air triste et les paroles plaintives lui servirent à la fois à se faire entendre de son mari et à endormir son enfant.

Cette pauvre jeune mère, après avoir été reconnue du frère d’Amélie, s’était retirée pour lui obéir. Elle languissait à quelque distance : ses membres étaient engourdis ; le froid et la pluie avaient pénétré jusqu’à sa fille, qui se glaçait au sein maternel.

Céluta promenait des regards tristes sur ces déserts habités où pas une cabane ne s’ouvrait à ses misères, quand elle découvrit auprès d’elle une petite lueur qui semblait sortir de terre. Une trappe se leva ; une femme âgée mit la tête au soupirail pour voir si l’orage commençait à s’éloigner. Cette vieille aperçut Céluta. « Oh ! pauvre Indienne, s’écria-t-elle, descends vite ici. » Elle acheva d’ouvrir la trappe, et, avançant une main ridée, elle aida l’épouse de René à descendre dans le caveau, dont elle referma l’entrée.

Il n’y avait dans cette espèce de souterrain qu’un lit recouvert d’un lambeau de laine : une serge grossière, clouée à une poutre, servait de rideau à cette couche. Deux morceaux de bois vert, dans le milieu d’un large foyer, jetaient, sans se consumer, de grosses fumées : une lampe de fer suspendue à un crochet brûlait dans le coin noirci de ce foyer. Une escabelle était placée devant un rouet dont la fusée de coton annonçait le travail de la maîtresse de ce réduit.

La vieille femme jeta dans le feu quelques copeaux, et, prenant son escabelle, elle en voulut faire les honneurs à Céluta.

— Femme-chef de la cabane profonde, dit l’In-

  1. La prison.