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fois déclarée promettait d’être durable, et cette sympathie allait naître.

Hélas ! ces simples et gracieuses amours, qui auraient dû couler sous un ciel tranquille, se formaient au moment des orages ! Malheureux, ô vous qui commencez à vivre quand les révolutions éclatent ! Amour, amitié, repos, ces biens qui composent le bonheur des autres hommes vous manqueront ; vous n’aurez le temps ni d’aimer ni d’être aimés. Dans l’âge où tout est illusion, l’affreuse vérité vous poursuivra ; dans l’âge où tout est espérance, vous n’en nourrirez aucune : il vous faudra briser d’avance les liens de la vie, de peur de multiplier des nœuds qui si tôt doivent se rompre !

René, vivant en lui-même, et comme hors du monde qui l’environnait, voyait à peine ce qui se passait autour de lui ; il ne faisait rien pour détruire des calomnies qu’il ignorait, ou qu’il aurait méprisées s’il les eût connues, calomnies qui n’en allaient pas moins accumuler sur sa tête des malheurs publics et des chagrins domestiques. Se renfermant au sein de ses douleurs et de ses rêveries, dans cette espèce de solitude morale il devenait de plus en plus farouche et sauvage : impatient de tout joug, importuné de tout devoir, les soins qu’on lui rendait lui pesaient : on le fatiguait en l’aimant. Il ne se plaisait qu’à errer à l’aventure ; il ne disait jamais ce qu’il devenait, où il allait ; lui-même ne le savait pas. Était-il agité de remords ou de passions, cachait-il des vices ou des vertus ? C’est ce qu’on ne pouvait dire. Il était possible de tout croire de lui, hors la vérité.

Assise à la porte de sa cabane, Céluta attendait son mari des journées entières. Elle ne l’accusait point, elle n’accusait qu’elle-même : elle se reprochait de n’avoir ni assez de beauté ni assez de tendresse. Dans la générosité de son amour, elle allait jusqu’à croire qu’elle pourrait devenir l’amie de toute autre femme maîtresse du cœur de René ; mais quand elle portait son enfant à son sein, elle ne pouvait s’empêcher de le baigner de larmes. Lorsque le frère d’Amélie revenait, Céluta apprêtait le repas ; elle ne prononçait que des paroles de douceur, elle ne craignait que de se rendre importune ; elle ébauchait un sourire qui expirait à ses lèvres ; et lorsque, jetant des regards furtifs sur René, elle le voyait pâle et agité, elle aurait donné toute sa vie pour lui rendre un moment de repos.

Chactas essayait quelquefois d’apaiser par sa tranquille raison les troubles de l’âme du frère d’Amélie ; mais il ne lui pouvait arracher son secret.

— Qu’as-tu ? lui disait-il. Tu voulais la solitude ; ne te suffit-elle plus ? Avais-tu pensé que ton cœur était inépuisable ? Les sources coulent-elles toujours ?

— Mais qui empêche, répondait René, quand on s’aperçoit de la fuite du bonheur, de clore la vie ? Pourquoi des amis inséparables n’arrivent-ils pas ensemble dans le monde où les félicités ne passent plus ?

— Je n’attache pas plus de prix que toi à la vie, répliquait le sachem expérimenté : vous mourez, et vous êtes oublié ; vous vivez, et votre existence n’occupe pas plus de place que votre mémoire. Qu’importent nos joies ou nos douleurs dans la nature ? Mais pourquoi t’occuper toi-même de ce qui dure si peu ? Tu as déjà rempli parmi nous les devoirs d’un homme envers ta patrie adoptive : il t’en reste d’autres à accomplir. Peut-être n’attendras-tu pas longtemps ce que tu désires.

Les paroles de la vieillesse sont des oracles : tout en effet commençait à précipiter la catastrophe aux Natchez. Les messagers d’Ondouré étaient revenus avec des paroles favorables de la part des nations indiennes. Le commandant français, qui avait reçu de nouveaux soldats, n’avait pas besoin d’être excité secrètement, comme il l’était par Febriano, pour exercer des violences contre René, Chactas et Adario. Chépar pressait Ondouré de tenir ses promesses relativement au partage des terres ; Ondouré répondait qu’il les mettrait à exécution aussitôt qu’on l’aurait débarrassé de ses adversaires.

Les calomnies répandues par Ondouré, à l’aide du jongleur, avaient produit tout leur effet contre le frère d’Amélie : pour les Natchez, l’impie René était le complice secret des mauvais desseins des Français ; pour les Français, le traître René était l’ennemi de son ancienne patrie.

La famille de Chactas, au milieu de laquelle Mila passait maintenant ses jours, prenait un matin son repas accoutumé dans la cabane de Céluta, lorsqu’elle vit entrer le grenadier Jacques : il était chargé d’un billet du capitaine d’Artaguette, adressé au fils adoptif de Chactas, ou, dans son absence, au vénérable sachem lui-même. Ce billet informait René de l’ordre qui venait d’être donné de l’arrêter avec Adario. « Vous n’avez pas un moment à perdre pour vous dérober à vos ennemis, mandait le capitaine au frère d’Amélie. Vous êtes dénoncé comme ayant porté les armes contre la France ; un conseil de guerre est déjà nommé afin de vous juger. Adario, qu’on retiendra prisonnier tant que les terres ne seront pas concédées, répondra de la conduite des Natchez. On n’ose encore toucher à la tête de Chactas. »

À cette lecture, Céluta fut saisie d’un tremblement ; pour la première fois elle bénit l’absence de René ; depuis deux jours il n’avait point paru. Céluta, Mila et Outougamiz convinrent de courir dans les bois, de chercher le frère d’Amélie, et de le