Page:Chateaubriand - Œuvres complètes - Génie du christianisme, 1828.djvu/76

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

graphiques, lorsqu’il suffit d’ouvrir l’histoire pour se convaincre de l’origine moderne des hommes ? On a beau former des complots avec des siècles inventés, dont le temps n’est point le père ; on a beau multiplier et supposer la mort pour en emprunter les ombres, tout cela n’empêche pas que le genre humain ne soit que d’hier. Les noms des inventeurs des arts nous sont aussi familiers que ceux d’un frère ou d’un aïeul. C’est Hypsuranius qui bâtit ces huttes de roseaux où logea la primitive innocence ; Usoüs couvrit sa nudité de peaux de bêtes, et affronta la mer sur un tronc d’arbre[1]. Tubalcaïn mit le fer dans la main des hommes[2] ; Noé ou Bacchus planta la vigne, Caïn ou Triptolème courba la charrue, Agrotès[3] ou Cérès recueillit la première moisson. L’histoire, la médecine, la géométrie, les beaux-arts, les lois, ne sont pas plus anciennement au monde, et nous les devons à

    d’avoir corrompu les noms historiques. Comment ne savent-elles pas que ce sont les Grecs, au contraire, qui ont défiguré tous les noms d’hommes et de lieux, et en particulier ceux d’Orient * ? Les Grecs, à cet égard comme à beaucoup d’autres, ressembloient fort aux François. Croit-on que si Livius revenoit au monde il se reconnût sous le nom de Tite Live ? Il y a plus : Tyr porte encore aujourd’hui parmi les Orientaux le nom d’Asur, de Sour ou de Sur. Les Athéniens eux-mêmes devoient prononcer Tur ou Tour, puisque cette lettre qu’il nous plaît d’appeler y grec et de faire siffler comme un i, n’est autre que l’upsilon ou l’u parvum des Grecs.

    Il n’est pas plus difficile de retrouver Darius dans Assuerus. L’A initial n’est d’abord, comme nous l’avons dit, qu’une de ces lettres mobiles, tantôt souscrites, tantôt supprimées. Reste donc Suerus. Or, le delta ou le D majuscule des Grecs se rapproche du sameck ou de l’S majuscule des Hébreux. Le premier est un triangle, et le second un parallélogramme obtusangle, souvent même un parallélogramme curviligne. Le delta dans les vieux manuscrits, sur les médailles et sur les monuments, n’est presque jamais fermé dans ses angles. L’S hébraïque s’est donc transformée en D chez les Grecs, changement de lettre si commun dans toute l’antiquité.

    Si vous joignez à ces erreurs de figures les erreurs de prononciation, vous aurez une grande probabilité de plus. Supposons qu’un François, entendant le mot through (à travers) dans la bouche d’un Anglois, voulût le prononcer et l’écrire sans connoître la puissance et la forme de th, il écriroit nécessairement ou zrou, ou dsrou, ou simplement trou. Il en est ainsi du sameck ou de l’S en hébreu. Le son de cette lettre, en suivant les points massorétiques, est mixte et participe fortement du D. Les Grecs, qui avoient le th comme les Anglois, mais non pas l’S comme les Israélites, ont dû prononcer et écrire Duerus au lieu de Suerus. De Duerus à Darius la conversion est facile ; car on sait que les voyelles sont à peu près nulles en étymologie, puisqu’il est vrai que chaque peuple en varie les sons à l’infini. Lorsqu’on veut être plaisant aux dépens de la religion, de la morale universelle, du repos des nations et du bonheur général des hommes, avant de se livrer à une gaieté si funeste il faudroit au moins être bien sûr de ne pas tomber soi-même dans de grandes ignorances.

  1. Sanch. ap. Eus., Præparat. Evang., lib. I, cap. X.
  2. Gen., cap IV, V. 22.
  3. Sanch., loc. cit.
*. Vid. Boch., Groq., Sac., Cumb. ou Sanch. ; Saur., sur al Bible ; Danet. Bayle, etc., etc.