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en un mot, la confusion, le désordre de toutes parts, surtout au sanctuaire.

Or, si la constitution primitive de l’homme consistoit dans les accords, ainsi qu’ils sont établis dans les autres êtres, pour détruire un état dont la nature est l’harmonie, il suffit d’en altérer les contrepoids. La partie aimante et la partie pensante formoient en nous cette balance précieuse. Adam étoit à la fois le plus éclairé et le meilleur des hommes, le plus puissant en pensée et le plus puissant en amour. Mais tout ce qui est créé a nécessairement une marche progressive. Au lieu d’attendre de la révolution des siècles des connoissances nouvelles, qu’il n’auroit reçues qu’avec des sentiments nouveaux, Adam voulut tout connoître à la fois. Et remarquez une chose importante : l’homme pouvoit détruire l’harmonie de son être de deux manières, ou en voulant trop aimer, ou en voulant trop savoir. Il pécha seulement par la seconde : c’est qu’en effet nous avons beaucoup plus l’orgueil des sciences que l’orgueil de l’amour : celui-ci auroit été plus digne de pitié que de châtiment ; et si Adam s’étoit rendu coupable pour avoir voulu trop sentir plutôt que de trop concevoir, l’homme peut-être eût pu se racheter lui-même, et le Fils de l’Éternel n’eût point été obligé de s’immoler. Mais il en fut autrement : Adam chercha à comprendre l’univers, non avec le sentiment, mais avec la pensée ; et touchant à l’arbre de science, il admit dans son entendement un rayon trop fort de lumière. À l’instant l’équilibre se rompt, la confusion s’empare de l’homme. Au lieu de la clarté qu’il s’étoit promise, d’épaisses ténèbres couvrent sa vue : son péché s’étend comme un voile entre lui et l’univers. Toute son âme se trouble et se soulève ; les passions combattent le jugement, le jugement cherche à anéantir les passions ; et dans cette tempête effrayante, l’écueil de la mort vit avec joie le premier naufrage.

Tel fut l’incident qui changea l’harmonieuse et immortelle constitution de l’homme. Depuis ce jour les éléments de son être sont restés épars, et n’ont pu se réunir. L’habitude, nous dirions presque l’amour du tombeau, que la matière a contractée, détruit tout projet de réhabilitation dans ce monde, parce que nos années ne sont pas assez longues pour que nos efforts vers la perfection première puissent jamais nous y faire remonter[1].

  1. Et c’est en ceci que le système de perfectibilité est tout à fait défectueux. On ne s’aperçoit pas que si l’esprit gagnoit toujours en lumières et le cœur en sentiments ou en vertus morales, l’homme, dans un temps donné, se retrouvant au point d’où il est parti, seroit de nécessité immortel : car, tout principe de division venant à manquer en lui, tout principe de mort cesserait. Il faut attribuer la longévité des