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d’avoir séparé les forces morales des forces religieuses, et qui blâment en même temps le christianisme d’avoir suivi un système opposé. Ils ne s’aperçoivent pas que le paganisme s’adressait à un immense troupeau d’esclaves, que par conséquent il devait craindre d’éclairer la race humaine, qu’il devait tout donner aux sens et ne rien faire pour l’éducation de l’âme : le christianisme, au contraire, qui voulait détruire la servitude, dut révéler aux hommes la dignité de leur nature et leur enseigner les dogmes de la raison et de la vertu. On peut dire que le culte évangélique est le culte d’un peuple libre, par cela seul qu’il unit la morale à la religion.

Il est temps enfin de s’effrayer sur l’état où nous avons vécu depuis quelques années. Qu’on songe à la race qui s’élève dans nos villes et dans nos campagnes, à tous ces enfants qui, nés pendant la révolution, n’ont jamais entendu parler ni de Dieu, ni de l’immortalité de leur âme, ni des peines ou des récompenses qui les attendent dans une autre vie ; qu’on songe à ce que peut devenir une pareille génération, si l’on ne se hâte d’appliquer le remède sur la plaie : déjà se manifestent les symptômes les plus alarmants, et l’âge de l’innocence a été souillé de plusieurs crimes[1]. Que la philosophie qui ne peut, après tout, pénétrer chez le pauvre, se contente d’habiter les salons du riche, et qu’elle laisse au moins les chaumières à la religion ; ou plutôt que, mieux dirigée et plus digne de son nom, elle fasse tomber elle-même les barrières qu’elle avait voulu élever entre l’homme et son créateur.

Appuyons nos dernières conclusions sur des autorités qui ne seront pas suspectes à la philosophie.

" Un peu de philosophie, dit Bacon, éloigne de la religion, et beaucoup de philosophie y ramène ; personne ne nie qu’il y ait un Dieu, si ce n’est celui à qui il importe qu’il n’y en ait point. "

Selon Montesquieu, " dire que la religion n’est pas un motif réprimant parce qu’elle ne réprime pas toujours, c’est dire que les lois civiles ne sont pas un motif réprimant non plus… La question n’est pas de savoir s’il vaudrait mieux qu’un certain homme ou qu’un certain peuple n’eût point de religion que d’abuser de celle qu’il a, mais de savoir quel est le moindre mal que l’on abuse quelquefois de la religion ou qu’il n’y en ait point du tout parmi les hommes[2]. "

  1. Les papiers publics retentissent des crimes commis par de petits malheureux de onze ou douze ans. Il faut que le danger soit bien grave, puisque les paysans eux-mêmes se plaignent des vices de leurs enfants. (N.d.A.)
  2. Montesq., Esprit des Lois, liv. XXIV, chap. II. (N.d.A.)