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pourrissant dans ses mœurs, était menacé d’une dissolution épouvantable.

Les esclaves se fussent-ils soulevés ? Mais ils étaient aussi pervers que leurs maîtres ; ils partageaient les mêmes plaisirs et la même honte ; ils avaient la même religion, et cette religion passionnée détruisait toute espérance de changement dans les principes moraux. Les lumières n’avançaient plus, elles reculaient ; les arts tombaient en décadence. La philosophie ne servait qu’à répandre une sorte d’impiété, qui, sans conduire à la destruction des idoles, produisait les crimes et les malheurs de l’athéisme dans les grands, en laissant aux petits ceux de la superstition. Le genre humain avait-il fait des progrès parce que Néron ne croyait plus aux dieux du Capitole[1] et qu’il souillait par mépris les statues des dieux ?

Tacite prétend qu’il y avait encore des mœurs au fond des provinces[2] ; mais ces provinces commençaient à devenir chrétiennes[3], et nous raisonnons dans la supposition que le christianisme n’eût pas été connu, et que les barbares ne fussent pas sortis de leurs déserts. Quant aux armées romaines, qui vraisemblablement auraient démembré l’empire, les soldats en étaient aussi corrompus que le reste des citoyens, et l’eussent été bien davantage s’ils n’avaient été recrutés par les Goths et les Germains. Tout ce que l’on peut conjecturer, c’est qu’après de longues guerres civiles et un soulèvement général qui eût duré plusieurs siècles, la race humaine se fût trouvée réduite à quelques hommes errants sur des ruines. Mais que d’années n’eût-il point fallu à ce nouvel arbre des peuples pour étendre ses rameaux sur tant de débris ! Combien de temps les sciences, oubliées ou perdues, n’eussent-elles point mis à renaître, et dans quel état d’enfance la société ne serait-elle point encore aujourd’hui !

De même que le christianisme a sauvé la société d’une destruction totale, en convertissant les barbares et en recueillant les débris de la civilisation et des arts, de même il eût sauvé le monde romain de sa propre corruption, si ce monde n’eût point succombé sous des armes étrangères : une religion seule peut renouveler un peuple dans ses sources. Déjà celle du Christ rétablissait toutes les bases morales.

  1. Tacit., Ann., lib. XIV ; Suet., in Ner. Religionum usquequaque contemptor, praeter unius deoe Syrioe. Hanc mox ita sprevit, ut urina contaminaret. (N.d.A.)
  2. Tacit., Ann., lib. XVI, 5. (N.d.A.)
  3. Dionys. et Ignat., Epist. ap. Eus., IV, 23 ; Chrys., Op., t. VII, p. 658 et 810, édit. Savil., Plin., epist. X ; Lucian., in Alexandro, c. XXV. Pline, dans sa fameuse lettre ici citée, se plaint que les temples sont déserts et qu’on ne trouve plus d’acheteurs pour les victimes sacrées, etc. (N.d.A.)