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hommes tout vivants à un Egyptien connu par sa voracité[1]. Titus, pour célébrer la fête de son père Vespasien, donna trois mille Juifs à dévorer aux bêtes[2]. On conseillait à Tibère de faire mourir un de ses anciens amis qui languissait en prison : " Je ne me suis pas réconcilié avec lui, " répondit le tyran par un mot qui respire tout le génie de Rome.

C’était une chose assez ordinaire qu’on égorgeât cinq mille, six mille, dix mille, vingt mille personnes de tout rang, de tout sexe et de tout âge, sur un soupçon de l’empereur[3], et les parents des victimes ornaient leurs maisons de feuillages, baisaient les mains du dieu et assistaient à ses fêtes. La fille de Séjan, âgée de neuf ans, qui disait qu’elle ne le ferait plus et qui demandait qu’on lui donnât le fouet[4] lorsqu’on la conduisait en prison, fut violée par le bourreau avant d’être étranglée par lui : tant ces vertueux Romains avaient de respect pour les lois ! On vit sous Claude (et Tacite le rapporte comme un beau spectacle[5]) dix-neuf mille hommes s’égorger sur le lac Fucin pour l’amusement de la populace romaine : avant d’en venir aux mains, les combattants saluèrent l’empereur : Ave, imperator, morituri te salutant ! " César, ceux qui vont mourir te saluent ! " Mot aussi lâche qu’il est touchant.

C’est l’extinction absolue du sens moral qui donnait aux Romains cette facilité de mourir qu’on a si follement admirée. Les suicides sont toujours communs chez les peuples corrompus. L’homme réduit à l’instinct de la brute meurt indifféremment comme elle. Nous ne parlerons point des autres vices des Romains de l’infanticide autorisé par une loi de Romulus, et confirmé par celle des Douze Tables, de l’avarice sordide de ce peuple fameux. Scaptius avait prêté quelques fonds au sénat de Salamine. Le sénat n’ayant pu le rembourser au terme fixé, Scaptius le tint si longtemps assiégé par des cavaliers, que plusieurs sénateurs moururent de faim. Le stoïque Brutus, ayant quelque affaire commune avec ce concussionnaire, s’intéresse pour lui auprès de Cicéron, qui ne peut s’empêcher d’en être indigné[6].

Si donc les Romains tombèrent dans la servitude, ils ne durent s’en prendre qu’à leurs mœurs. C’est la bassesse qui produit d’abord la tyrannie, et, par une juste réaction, la tyrannie prolonge ensuite la

  1. Suet., in Calig. et Ner. (N.d.A.)
  2. Joseph., de Bell. Jud., lib. VII. (N.d.A.)
  3. Tacit., Ann., lib. XV ; Dion., lib. LXXVII, p. 1290 ; Herod., lib. IV, p. 150. (N.d.A.)
  4. Tacit., Ann., lib. V, 9. (N.d.A.)
  5. Tacit., Ann., XII, 56. (N.d.A.)
  6. L’intérêt de la somme était de quatre pour cent par mois. (Vid. Cicer., Epist. ad Att., lib. VI, epist. II.) - N.d.A.