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Le plus grand péril que j’aie couru, et que je courrai peut-être de ma vie, a été à fond de cale d’une sultane de quatre-vingt-deux canons. Les esclaves, de concert avec les gardiens, m’y avaient fait entrer sur le soir pour les confesser toute la nuit et leur dire la messe de grand matin. Nous fûmes enfermés à double cadenas comme c’est la coutume. De cinquante-deux esclaves que je confessai douze étaient malades et trois moururent avant que je fusse sorti. Jugez quel air je pouvais respirer dans ce lieu renfermé et sans la moindre ouverture ! Dieu, qui par sa bonté m’a sauvé de ce pas-là, me sauvera de bien d’autres[1]. "

Un homme qui s’enferme volontairement dans un bagne en temps de peste, qui avoue ingénument ses terreurs et qui pourtant les surmonte par charité, qui s’introduit ensuite à prix d’argent, comme pour goûter des plaisirs illicites, à fond de cale d’un vaisseau de guerre, afin d’assister des esclaves pestiférés, avouons-le, un tel homme ne suit pas une impulsion naturelle : il y a quelque chose ici de plus que l’humanité ; les missionnaires en conviennent, et ils ne prennent point sur eux le mérite de ces œuvres sublimes : " C’est Dieu qui nous donne cette force, répètent-ils souvent, nous n’y avons aucune part. "

Un jeune missionnaire, non encore aguerri contre les dangers comme ces vieux chefs tout chargés de fatigues et de palmes évangéliques, est étonné d’avoir échappé au premier péril : il craint qu’il n’y ait de sa faute : il en paraît humilié. Après avoir fait à son supérieur le récit d’une peste où souvent il avait été obligé de coller son oreille sur la bouche des malades pour entendre leurs paroles mourantes, il ajoute : " Je n’ai pas mérité, mon révérend père, que Dieu ait bien voulu recevoir le sacrifice de ma vie, que je lui avais offert. Je vous demande donc vos prières pour obtenir de Dieu qu’il oublie mes péchés et me fasse la grâce de mourir pour lui. "

C’est ainsi que le père Bouchet écrit des Indes : " Notre mission est plus florissante que jamais ; nous avons eu quatre grandes persécutions cette année. "

C’est ce même père Bouchet qui a envoyé en Europe les tables des brahmes, dont M. Bailly s’est servi dans son Histoire de l’Astronomie. La Société anglaise de Calcutta n’a jusqu’à présent fait paraître aucun monument des sciences indiennes que nos missionnaires n’eussent découvert ou indiqué ; et cependant les savants Anglais, souverains de plusieurs grands royaumes, favorisés par tous les secours de l’art et de la puissance, devraient avoir bien d’autres moyens de succès qu’un

  1. Lettres édifiantes, t. I. p. 23. (N.d.A.)