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N’oublions pas de remarquer avec quelle bonté Joseph console ses frères, les excuses qu’il leur fournit en leur disant que, loin de l’avoir rendu misérable, ils sont au contraire la cause de sa grandeur. C’est à quoi l’Ecriture ne manque jamais, de placer la Providence dans la perspective de ses tableaux. Ce grand conseil de Dieu, qui conduit les affaires humaines alors qu’elles semblent le plus abandonnées aux lois du hasard, surprend merveilleusement l’esprit. On aime cette main cachée dans la nue, qui travaille incessamment les hommes ; on aime à se croire quelque chose dans les projets de la Sagesse et à sentir que le moment de notre vie est un dessein de l’éternité.

Tout est grand avec Dieu, tout est petit sans Dieu : cela s’étend jusque sur les sentiments. Supposez que tout se passe dans l’histoire de Joseph comme il est marqué dans la Genèse ; admettez que le fils de Jacob soit aussi bon, aussi sensible qu’il l’est, mais qu’il soit philosophe, et qu’ainsi, au lieu de dire : Je suis ici par la volonté du Seigneur, il dise : La fortune m’a été favorable, les objets diminuent, le cercle se rétrécit, et le pathétique s’en va avec les larmes.

Enfin Joseph embrasse ses frères comme Ulysse embrasse Télémaque, mais il commence par Benjamin. Un auteur moderne n’eût pas manqué de le faire se jeter de préférence au cou du frère le plus coupable, afin que son héros fût un vrai personnage de tragédie. La Bible a mieux connu le cœur humain : elle a su comment apprécier cette exagération de sentiment par qui un homme a toujours l’air de s’efforcer d’atteindre à ce qu’il croit une grande chose ou de dire ce qu’il pense un grand mot. Au reste, la comparaison qu’Homère a faite des sanglots de Télémaque et d’Ulysse aux cris d’un aigle et de ses aiglons (comparaison que nous avons supprimée) nous semble encore de trop dans ce lieu ; " et, s’étant jeté au cou, de Benjamin pour l’embrasser, il pleura ; et Benjamin pleura aussi en le tenant embrassé : " c’est là la seule magnificence de style convenable en de telles occasions.

Nous trouverions dans l’Ecriture plusieurs autres morceaux de narration de la même excellence que celui de Joseph, mais le lecteur peut aisément en faire la comparaison avec des passages d’Homère. Il comparera, par exemple, le livre de Ruth et le livre de la réception d’Ulysse chez Eumée. Tobie offre des ressemblances touchantes avec quelques scènes de l’Iliade et de l’Odyssée : Priam est conduit par Mercure sous la forme d’un jeune homme, comme le fils de Tobie l’est par un ange sous le même déguisement. Il ne faut pas oublier le chien qui court annoncer à de vieux parents le retour