Page:Chateaubriand - Œuvres complètes - Génie du christianisme, 1828.djvu/191

Cette page n’a pas encore été corrigée

Virgile cultiva ce genre de tristesse en vivant seul au milieu des bois. Peut-être faut-il encore ajouter à cela des accidents particuliers. Nos défauts moraux ou physiques influent beaucoup sur notre humeur, et sont souvent la cause du tour particulier que prend notre caractère. Virgile avait une difficulté de prononciation[1] ; il était faible de corps, rustique d’apparence. Il semble avoir eu dans sa jeunesse des passions vives, auxquelles ces imperfections naturelles purent mettre des obstacles. Ainsi des chagrins de famille, le goût des champs, un amour-propre en souffrance et des passions non satisfaites s’unirent pour lui donner cette rêverie qui nous charme dans ses écrits.

On ne trouve point dans Racine le diis aliter visum, le dulces moriens reminiscitur Argos, le Disce, puer, virtutem ex me - fortunam ex aliis, le Lyrnessi domus alta : sola Laurente sepulcrum. Il n’est peut-être pas inutile d’observer que ces mots attendrissants se trouvent presque tous dans les six derniers livres de l’Enéide, ainsi que les épisodes d’Evandre et de Pallas, de Mézence et de Lausus, de Nisus et d’Euryale. Il semble qu’en approchant du tombeau le Cygne de Mantoue mit dans ses accents quelque chose de plus céleste, comme les cygnes de l’Eurotas, consacrés aux Muses, qui avant d’expirer avaient, selon Pythagore, une vision de l’Olympe, et témoignaient leur ravissement par des chants harmonieux.

Virgile est l’ami du solitaire, le compagnon des heures secrètes de la vie. Racine est peut-être au-dessus du poète latin, parce qu’il a fait Athalie ; mais le dernier a quelque chose qui remue plus doucement le cœur. On admire plus l’un, on aime plus l’autre ; le premier a des douleurs trop royales, le second parle davantage à tous les rangs de la société. En parcourant les tableaux des vicissitudes humaines tracés par Racine, on croit errer dans les parcs abandonnés de Versailles : ils sont vastes et tristes, mais à travers leur solitude on distingue la main régulière des arts et les vestiges des grandeurs :

Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes,

Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes.

Les tableaux de Virgile, sans être moins nobles, ne sont pas bornés à de certaines perspectives de la vie ; ils représentent toute la nature : ce sont les profondeurs des forêts, l’aspect des montagnes, les rivages

  1. Sermone tardissimum ac pene indocto similem… Facie rusticana, etc. Donat., de P. Virgilii Maronis Vita. (N.d.A.)