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ni celui d’Alceste pour Admète, ne peut être comparé au sentiment qu’éprouvent l’un pour l’autre les deux nobles personnages de Milton : la vraie religion a pu seule donner le caractère d’une tendresse aussi sainte, aussi sublime. Quelle association d’idées ! l’univers naissant, les mers s’épouvantant pour ainsi dire de leur propre immensité, les soleils hésitant comme effrayés dans leurs nouvelles carrières, les anges attirés par ces merveilles, Dieu regardant encore son récent ouvrage, et deux Etres, moitié esprit, moitié argile, étonnés de leur corps, plus étonnés de leur âme, faisant à la fois l’essai de leurs premières pensées et l’essai de leurs premières amours.

Pour rendre le tableau parfait, Milton a eu l’art d’y placer l’esprit de ténèbres, comme une grande ombre. L’ange rebelle épie les deux époux : il apprend de leur bouche le fatal secret ; il se réjouit de leur malheur à venir, et toute cette peinture de la félicité de nos pères n’est réellement que le premier pas vers d’affreuses calamités. Pénélope et Ulysse rappellent un malheur passé : Eve et Adam annoncent des maux près d’éclore. Tout drame pèche essentiellement par la base s’il offre des joies sans mélange de chagrins inouïs ou de chagrins à naître. Un bonheur absolu nous ennuie, un malheur absolu nous repousse ; le premier est dépouillé de souvenirs et de pleurs, le second d’espérances et de sourires. Si vous remontez de la douleur au plaisir, comme dans la scène d’Homère, vous serez plus touchant, plus mélancolique, parce que l’âme ne fait que rêver au passé et se repose dans le présent ; si vous descendez, au contraire, de la prospérité aux larmes, comme dans la peinture de Milton, vous serez plus triste, plus poignant, parce que le cœur s’arrête à peine dans le présent, et anticipe les maux qui le menacent. Il faut donc toujours, dans nos tableaux, unir le bonheur à l’infortune et faire la somme des maux un peu plus forte que celle des biens, comme dans la nature. Deux liqueurs sont mêlées dans la coupe de la vie, l’une douce et l’autre amère : mais, outre l’amertume de la seconde, il y a encore la lie que les deux liqueurs déposent également au fond du vase.


Chapitre IV — Le Père. — Priam

Du caractère de l’époux passons à celui de père ; considérons la paternité dans les deux positions les plus sublimes et les plus touchantes de la vie, la vieillesse et le malheur. Priam, ce monarque