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resserrer ; moins il se montre au dehors, moins il offre de surface aux blessures : c’est pourquoi les hommes très sensibles, comme le sont en général les infortunés, se complaisent à habiter de petites retraites. Ce que le sentiment gagne en force, il le perd en étendue : quand la république romaine finissait au mont Aventin, ses enfants mouraient avec joie pour elle ; ils cessèrent de l’aimer lorsque ses limites atteignirent les Alpes et le Taurus. C’était sans doute quelque raison de cette espèce qui nourrissait chez le mousse anglais cette prédilection pour son vaisseau paternel. Passager inconnu sur l’océan de la vie, il voyait s’élever les mers entre lui et nos douleurs : heureux de n’apercevoir que de loin les tristes rivages du monde !

Chez les peuples civilisés l’amour de la patrie a fait des prodiges. Dans les desseins de Dieu il y a toujours une suite ; il a fondé sur la nature l’affection pour le lieu natal, et l’animal partage en quelque degré cet instinct avec l’homme ; mais l’homme le pousse plus loin, et transforme en vertu ce qui n’était qu’un sentiment de convenance universelle : ainsi, les lois physiques et morales de l’univers se tiennent par une chaîne admirable. Nous doutons qu’il soit possible d’avoir une seule vraie vertu, un seul véritable talent, sans amour de la patrie. A la guerre, cette passion fait des prodiges ; dans les lettres, elle a formé Homère et Virgile. Le poète aveugle peint de préférence les mœurs de l’Ionie, où il reçut le jour, et le Cygne de Mantoue ne s’entretient que des souvenirs de son lieu natal. Né dans une cabane et chassé de l’héritage de ses aïeux, ces deux circonstances semblent avoir singulièrement influé sur son génie : elles lui ont donné cette teinte de tristesse qui en fait un des principaux charmes ; il rappelle sans cesse ces événements, et l’on voit qu’il se souvient toujours de cet Argos où il passa sa jeunesse :

Et dulces moriens reminiscitur Argos[1].

Mais la religion chrétienne est encore venue rendre à l’amour de la patrie sa véritable mesure. Ce sentiment a produit des crimes chez les anciens, parce qu’il était poussé à l’excès. Le christianisme en a fait un amour principal, et non pas un amour exclusif : avant tout, il nous ordonne d’être justes ; il veut que nous chérissions la famille d’Adam, puisqu’elle est la nôtre, quoique nos concitoyens aient le premier droit à notre attachement. Cette morale était inconnue avant la mission du Législateur des chrétiens ; c’est à tort qu’on a prétendu qu’il voulait anéantir les passions : Dieu ne détruit point son ouvrage. L’Evangile n’est

  1. Aen., lib. X, v. 782. (N.d.A.)