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pour nous faire demourer jusqu’à ce qu’il nous donnast congé de nager. Or je vous lerray ici, et vous diray la façon et manière comme fut prins le roi, ainsi que luy-mesme me conta. Je luy ouy dire qu’il avoit laissé ses gens d’armes et sa bataille, et s’estoit mis lui et messire Geoffroy de Sergine en la bataille de messire Gaultier de Châtillon, qui faisoit l’arrière-garde. Et estoit le roi monté sur un petit coursier, une housse de soie vêtue ; et ne lui demoura, ainsi que lui ay depuis oy dire, de tous ses gens d’armes, que le bon chevalier messire Geoffroy de Sergine, lequel se rendit jusques à une petite ville nommée Casel, là où le roi fut prins. Mais avant que les Turcs le pussent voir, lui oy conter que messire Geoffroy de Sergine le deffendoit en la façon que le bon serviteur deffend le hanap de son seigneur, de peur des mouches. Car toutes les fois que les Sarrasins l’approchoient, messire Geoffroy le deffendoit à grands coups d’épée et de pointe, et ressembloit sa force lui être doublée d’outre moitié, et son preux et hardi courage. Et à tous les coups les chassoit de dessus le roi. Et ainsi l’emmena jusqu’au lieu de Casel, et là fut descendu au giron d’une bourgeoise qui étoit de Paris. Et là le cuidèrent voir passer le pas de mort, et n’espéroient point que jamais il peust passer celui jour sans mourir[1]. "

C’étoit déjà un coup assez surprenant de la fortune que d’avoir livré un des plus grands rois que la France ait eus aux mains d’un jeune soudan d’Égypte, dernier héritier du grand Saladin. Mais cette fortune, qui dispose des empires, voulant, pour ainsi dire, montrer en un jour l’excès de sa puissance et de ses caprices, fit égorger le roi vainqueur sous les veux du roi vaincu.

" Et ce voyant le soudan, qui estoit encore jeune, et la malice qui avoit été inspirée contre sa personne, il s’enfuit en sa haute tour, qu’il avoit près de sa chambre, dont j’ay devant parlé. Car ses gens mesme de la Haulequa lui avoient jà abattu tous ses pavillons, et environnoient cette tour, où il s’en estoit fui. Et dedans la tour il y avoit trois de ses évêques, qui avoient mangé avec lui, qui lui escrivirent qu’il descendist. Et il leur dit que volontiers il descendroit, mais qu’ils l’assurassent. Ils lui répondirent que bien le feroient descendre par force, et malgré lui ; et qu’il n’estoit mye encore à Damiète. Et tantôt ils vont jecter le feu gregeois dedans cette tour, qui estoit seulement de perches de sapins et de toile, comme j’ay devant dit. Et incontinent fut embrasée la tour. Et vous promets que jamais ne vis plus beau feu ne plus soudain. Quand le sultan vit que le feu le pressoit, il descendit par la voie du Prael, dont j’ay devant parlé, et s’enfuit vers le fleuve ; et en s’enfuyant, l’un des chevaliers de la Haulequa le férit d’un grand glaive parmi les costes, et il se jecte à tout le glaive dedans le fleuve. Et après lui descendirent environ de neuf chevaliers, qui le tuerent là dans le fleuve, assez près de notre gallée. Et quand le soudan fut mort, l’un desdits chevaliers, qui avoit nom Faracataie, le fendit, et lui tira le cœur du ventre. Et lors il s’en vint au roi, sa main toute ensanglantée, et lui demanda : " Que me donneras-tu, dont j’ay

  1. Sire de Joinville.