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reçois ce don nuptial avec joie, répondit-elle, puisqu’il est vrai qu’un mari n’a pu faire à sa femme d’autre présent. Dis à ton maître qu’en perdant la vie j’aurais du moins conservé l’honneur si je n’eusse point épousé Massinissa la veille de ma mort. " Elle avala le poison.

Ce fut dans ces conjonctures que les Carthaginois rappelèrent Annibal de l’Italie : il versa des larmes de rage, il accusa ses concitoyens, il s’en prit aux dieux, il se reprocha de n’avoir pas marché à Rome après la bataille de Cannes. Jamais homme en quittant son pays pour aller en exil n’éprouva plus de douleur qu’Annibal en s’arrachant d’une terre étrangère pour rentrer dans sa patrie.

Il débarqua sur la côte d’Afrique avec les vieux soldats qui avaient traversé, comme lui, les Espagnes, les Gaules, l’Italie, qui montraient plus de faisceaux ravis à des préteurs, à des généraux, à des consuls, que tous les magistrats de Rome n’en faisaient porter devant eux. Annibal avait été trente-six ans absent de sa patrie : il en était sorti enfant ; il y revenait dans un âge avancé, ainsi qu’il le dit lui-même à Scipion. Quelles durent être les pensées de ce grand homme quand il revit Carthage, dont les murs et les habitants lui étaient presque étrangers ! Deux de ses frères étaient morts ; les compagnons de son enfance avaient disparu ; les générations s’étaient succédé ; les temples chargés de la dépouille des Romains furent sans doute les seuls lieux qu’Annibal put reconnaître dans cette Carthage nouvelle. Si ses concitoyens n’avaient pas été aveuglés par l’envie, avec quelle admiration ils auraient contemplé ce héros qui depuis trente ans, versait son sang pour eux dans une région lointaine et les couvrait d’une gloire ineffaçable ! Mais quand les services sont si éminents qu’ils excèdent les bornes de la reconnaissance, ils ne sont payés que par l’ingratitude. Annibal eut le malheur d’être plus grand que le peuple chez lequel il était né, et son destin fut de vivre et de mourir en terre étrangère.

Il conduisit son armée à Zama. Scipion rapprocha son camp de celui d’Annibal. Le général carthaginois eut un pressentiment de l’infidélité de la fortune : car il demanda une entrevue au général romain, afin de lui proposer la paix. On fixa le lieu du rendez-vous. Quand les deux capitaines furent en présence, ils demeurèrent muets et saisis d’admiration l’un pour l’autre. Annibal prit enfin la parole :

" Scipion, les dieux ont voulu que votre père ait été le premier des généraux ennemis à qui je me sois montré en Italie les armes à la main ; ces mêmes dieux m’ordonnent de venir aujourd’hui, désarmé, demander la paix à son fils. Vous avez vu les Carthaginois campés aux portes de Rome : le bruit d’un camp romain se fait entendre à