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Massinissa fut touché des pleurs et du sort de Sophonisbe : elle était dans tout l’éclat de la jeunesse et d’une incomparable beauté. Ses supplications, dit Tite-Live, étaient moins des prières que des caresses. Massinissa vaincu lui promit tout, et, non moins passionné que Syphax, il fit son épouse de sa prisonnière.

Syphax chargé de fers fut présenté à Scipion. Ce grand homme, qui naguère avait vu sur un trône celui qu’il contemplait à ses pieds, se sentit touché de compassion. Syphax avait été autrefois l’allié des Romains ; il rejeta la faute de sa défection sur Sophonisbe. " Les flambeaux de mon fatal hyménée, dit-il, ont réduit mon palais en cendres ; mais une chose me console : la furie qui a détruit ma maison est passée dans la couche de mon ennemi ; elle réserve à Massinissa un sort pareil au mien. "

Syphax cachait ainsi sous l’apparence de la haine la jalousie qui lui arrachait ces paroles ; car ce prince aimait encore Sophonisbe. Scipion n’était pas sans inquiétude ; il craignait que la fille d’Asdrubal ne prît sur Massinissa l’empire qu’elle avait eu sur Syphax. La passion de Massinissa paraissait déjà d’une violence extrême : il s’était hâté de célébrer ses noces avant d’avoir quitté les armes ; impatient de s’unir à Sophonisbe, il avait allumé les torches nuptiales devant les dieux domestiques de Syphax, devant ces dieux accoutumés à exaucer les vœux formés contre les Romains. Massinissa était revenu auprès de Scipion : celui-ci, en donnant des louanges au roi des Numides, lui fit quelques légers reproches de sa conduite envers Sophonisbe. Alors Massinissa rentra en lui-même, et, craignant de s’attirer la disgrâce des Romains, sacrifia son amour à son ambition. On l’entendit gémir au fond de sa tente et se débattre contre ces sentiments généreux que l’homme n’arrache point de son cœur sans violence. Il fit appeler l’officier chargé de garder le poison du roi : ce poison servait aux princes africains à se délivrer de la vie quand ils étaient tombés dans un malheur sans remède : ainsi, la couronne, qui n’était point chez eux à l’abri des révolutions de la fortune, était du moins à l’abri du mépris. Massinissa mêla le poison dans une coupe pour l’envoyer à Sophonisbe. Puis, s’adressant à l’officier chargé du triste message : " Dis à la reine que si j’avais été le maître, jamais Massinissa n’eût été séparé de Sophonisbe. Les dieux des Romains en ordonnent autrement. Je lui tiens du moins une de mes promesses : elle ne tombera point vivante entre les mains de ses ennemis si elle se soumet à sa fortune en citoyenne de Carthage, en fille d’Asdrubal et en femme de Syphax et de Massinissa. "

L’officier entra chez Sophonisbe, et lui transmit l’ordre du roi. " Je